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L’analyste et l’homme politique : Cartographier les idées, arpenter le réel

12 Janvier 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 12/01/2025 Publié dans #Articles

L’analyste et l’homme politique :
Cartographier les idées, arpenter le réel.                                    
            
Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                                 

  
Dans l’arène du pouvoir, deux figures se croisent mais fusionnent rarement : l’analyste et l’homme politique. L’un, à distance, scrute les courbes de l’histoire avec la patience d’un astronome, cherchant un ordre secret dans l’infini des données. L’autre, dans l’urgence, avance sur le fil du temps, tel un funambule, pris entre les vents contraires des crises et des attentes populaires. Là où l’analyste est le gardien des idées, l’homme politique devient l’artisan du réel, forgeant sous la pression des événements des décisions qui orientent le destin collectif.
Henry Kissinger incarne cette dualité. Homme d’État, mais aussi fin analyste, il a brillamment exploré cette tension dans son ouvrage « Diplomatie » (Fayard).  L’analyste, selon lui, choisit ses batailles, maîtrise le temps et risque tout au plus un erratum dans un prochain traité. L’homme politique, lui, est jeté dans les flammes de l’histoire, contraint de décider sous pression et de répondre à des défis imposés par des forces qui le dépassent. Bernard Tapie, dans un tout autre registre, résumait cette dissension avec une clarté cinglante : « Entre raconter et faire, il y a une différence notable : celle du risque et de l’erreur. Si je passais mon temps à raconter ce que font les autres, j’aurais toujours raison. »
Ce contraste est bien plus qu’une simple opposition : c’est une danse complexe. L’analyste trace des constellations théoriques, et l’homme politique tente de transformer ces étoiles en routes praticables. Mais cette relation est-elle complémentaire ou conflictuelle ? L’analyste éclaire-t-il ou paralyse-t-il l’action ? Et l’homme politique, en passant à l’acte, trahit-il ou sublime-t-il la réflexion ? À l’heure des incertitudes et des bouleversements profonds, questionner cette dichotomie revient à sonder les fondements mêmes de la gouvernance et de la prise de décision. Entre le penseur et l’acteur, ne se joue rien de moins que notre avenir commun.


 Le champ des possibles et des contraintes

L’analyste et l’homme politique évoluent dans deux territoires séparés par une vallée d’ombres que seuls les événements parviennent parfois à éclairer. L’un évolue dans l’univers de l’abstraction, vaste plaine où chaque problème peut être isolé, scruté, disséqué. Il maîtrise son espace comme un peintre son chevalet, choisissant ses couleurs, effaçant ses erreurs, et reprenant son ouvrage jusqu’à atteindre l’harmonie parfaite. Rien ne presse, car son seul maître est la quête du savoir, un objectif immobile qu’il contemple à loisir.

L’homme politique, en revanche, est pris dans la mêlée. Il n’a ni le loisir de choisir son combat, ni celui de modeler à sa guise les circonstances qui l’entourent. Chaque décision est un pas sur un sol mouvant, où la moindre hésitation peut se transformer en précipice. Là où l’analyste s’autorise l’hypothèse et l’expérimentation, l’homme politique doit composer avec l’imprévu et l’irréversible. Son univers est un théâtre où la scène change à chaque instant, où les spectateurs jugent avant même que le rideau ne tombe.

Ces différences, loin de se limiter à un contraste, dévoilent des logiques intimement complémentaires. Si l’analyste observe les mouvements souterrains de l’histoire, il appartient à l’homme politique d’y réagir avec une intuition aiguë, une sensibilité presque animale. Pourtant, cette complémentarité vacille souvent : l’analyste aspire à un pouvoir rationnel qui le magnifie, tandis que l’homme politique redoute les théories trop lisses, incapables de plier sous le poids du réel.

Ainsi, ces deux figures incarnent des rôles opposés mais indissociables. L’analyste dessine la carte, l’homme politique trace le chemin. Entre eux, le temps lui-même, élastique pour l’un, inflexible pour l’autre, joue le rôle d’arbitre. Mais si leurs terrains diffèrent, c’est dans l’épreuve de la décision que leurs approches s’entrechoquent.


La raison et l’instinct

La décision est l’épreuve ultime où se révèle la différence entre l’analyste et l’homme politique. L’analyste se fie à la raison comme à une boussole infaillible. Il construit son raisonnement sur des bases solides, empilant les faits, ajustant les hypothèses, calibrant chaque conclusion. Dans ce laboratoire de l’esprit, il ne court aucun risque immédiat : une erreur peut toujours être rectifiée, un modèle revisité, une théorie amendée. La quête est intellectuelle, et le jugement porte avant tout sur la rigueur du raisonnement et l’élégance de la démonstration.

L’homme politique, lui, navigue sans cartes précises. La raison, outil indispensable, reste insuffisante pour lui dans la plupart des cas. Dans l’urgence, il se tourne souvent vers l’intuition, cette lumière intérieure qui éclaire là où les certitudes faiblissent. Chaque décision est un pari, engageant à la fois son destin personnel et celui des générations qu’il représente. Tandis que l’analyste suit des sentiers balisés, l’homme politique s’aventure dans les zones d’ombres, où chaque hésitation risque de devenir un écueil.

Et pourtant, l’intuition seule ne saurait suffire. La politique est un art exigeant, qui réclame autant de clairvoyance que de courage. Si l’analyste peut se permettre d’attendre l’évidence, l’homme politique doit anticiper, percevoir l’invisible, faire de l’incertitude une matière première. C’est ici que réside sa grandeur, mais aussi sa tragédie : l’histoire le jugera non pas sur les moyens employés, mais sur les résultats obtenus.

La décision politique n’est ni entièrement rationnelle ni purement instinctive. Elle relève d’une alchimie délicate entre lucidité et intuition, où l’homme politique, dans l’instant décisif, se fait tour à tour stratège et prophète. Un équilibre fragile, sans cesse menacé, mais seul capable de métamorphoser le chaos en ordre.

La mémoire et le jugement du temps

Si l’analyste et l’homme politique diffèrent dans leurs méthodes et leurs horizons, ils partagent une même fatalité : celle d’être jugés. Mais le tribunal devant lequel ils comparaissent n’est pas le même. L’analyste est jugé par ses pairs sur des critères d’exactitude, de profondeur et de logique. Ses erreurs, bien qu’imparables, s’effacent sous le poids d’un nouveau paradigme. Pour lui, l’échec est une étape, une bifurcation dans la longue quête d’un savoir qui se veut infini.

L’homme politique, en revanche, fait face à la justice implacable de l’histoire, qui ne connaît ni appel ni pardon. Ses décisions, une fois actées, échappent à son contrôle. Elles s’inscrivent dans une réalité qu’il ne peut plus modeler, et leurs conséquences s’étendent bien au-delà de son mandat. L’analyste lègue des idées, abstraites et perfectibles, tandis que l’homme politique grave dans le réel des traces, glorieuses ou irréparables. Il n’a pas droit à l’oubli. Chaque acte devient une empreinte que le temps amplifie ou efface, mais jamais ne rectifie.

Cependant, ce n’est pas seulement à l’aune de leurs réussites que ces figures sont mesurées, mais aussi par leur capacité à gérer l’inévitable. L’analyste, dans la durée, est reconnu pour avoir interprété les forces souterraines qui sculptent les sociétés. L’homme politique, lui, est jugé sur l’instant, sur sa faculté à dompter l’urgence et à donner à l’imprévisible une forme intelligible.

Ainsi, le temps, qui offre à l’analyste la possibilité de la révision, impose à l’homme politique la lourdeur du définitif. Mais c’est cette asymétrie qui les unit : sans la vision des premiers, les seconds seraient aveugles ; sans l’action des seconds, les premiers resteraient silencieux. Ensemble, ils écrivent, non pas deux histoires parallèles, mais les deux versants d’un même récit.


Une boussole et un cap

L’analyste et l’homme politique incarnent deux facettes essentielles de l’action humaine : la réflexion et la décision. L’un observe le monde depuis les hauteurs de l’abstraction, l’autre s’aventure dans les méandres du réel. Et pourtant, ces deux figures, si différentes dans leurs approches, sont indissociables. L’analyste joue le rôle d’un GPS, dessinant des itinéraires dans l’immensité du possible, tandis que l’homme politique, pilote audacieux ou prudent, doit naviguer au gré des turbulences de l’histoire.

Mais cette complémentarité est fragile. L’homme politique, pris dans le tourbillon de l’urgence, peut s’égarer, céder à l’instinct ou aux pressions immédiates. C’est dans ces moments d’égarement que l’analyste, avec son regard lucide et détaché, devient indispensable. Il ne dirige pas, mais rappelle l’orientation, la trajectoire à suivre. Il est la voix qui murmure à l’oreille du pouvoir, réajustant les écarts, corrigeant les dérives.

Dans un monde où l’incertitude s’impose comme la seule constante, nous avons besoin des deux : la prudence éclairée de l’analyste pour anticiper l’avenir et le courage éclairant de l’homme politique pour le bâtir. Séparés, ils sont imparfaits. Ensemble, ils dessinent les contours d’un équilibre nécessaire entre sagesse et action.
Sans vision, l’action s’égare ; sans action, la vision s’éteint. Ce n’est qu’en conjuguant les deux que le monde avance.

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D’un monde compté à un monde raconté : De la corbeille à Facebook

5 Janvier 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 05/01/2025 Publié dans #Articles

D’un monde compté à un monde raconté :
De la corbeille à Facebook                                     
            
  Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                                     

« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. » Ainsi s’exprimait l’ancien Président français, le général de Gaulle, refusant de céder aux caprices des marchés financiers, gardiens invisibles mais omniprésents d’un ordre strictement calculé. Des décennies plus tard, le Président tunisien, Kaïs Saïed martèle à son tour une autre mise en garde lucide : « L’État ne se gère pas par Facebook. »  Ces deux réflexions, séparées par le temps mais unies dans leur essence, dessinent un pont entre deux âges : celui d’un univers compté, structuré par les chiffres et les flux, et celui d’un univers raconté, modelé par des récits numériques et des illusions partagées.
Dans le premier univers, les décisions étaient mesurées, soumises aux lois de la gravité économique, inscrites dans les marges des budgets et les indices des places boursières. L’ordre semblait rigide mais compréhensible, porté par une rationalité visible. Dans le second, les récits se substituent aux faits et les vérités se déforment au gré des algorithmes. L’arène du pouvoir se déplace dans des espaces numériques où les émotions surpassent la raison.
Entre ces deux mondes, le basculement est vertigineux. Là où de Gaulle voyait dans la corbeille un levier à surveiller, Saïed, lui, désigne Facebook comme une ombre insaisissable, amplifiant les désirs et les rancunes des foules. Ce n’est plus l’argent qui gouverne seul, mais l’émotion, multipliée à l’infini par des algorithmes aveugles.
Comprendre cette transition, du compté au raconté, n’est pas seulement un exercice académique : c’est une nécessité vitale. Car dans ce récit en perpétuelle réécriture, il nous appartient de discerner ce qui éclaire de ce qui trompe, ce qui construit de ce qui détruit.

De la corbeille aux mirages des marchés
Autrefois, la corbeille, sous les lustres tamisés des Bourses d’antan, était le cœur battant des nations économiques. On y échangeait des promesses et des risques, dans un ballet orchestré par des règles visibles, presque cérémoniales. L’argent y circulait comme un fluide vital, mais contenu dans les veines robustes des institutions. 
Aujourd’hui, cette scène feutrée a cédé sa place à une arène numérique, dématérialisée, où les flux financiers s’échappent comme des grains de sable entre les doigts des États. Les marchés sont devenus des déserts mouvants, balayés par des vents capricieux nommés algorithmes. En un instant, des milliards changent de main, et les nations, tels des caravaniers hésitants, tâtonnent dans une tempête qu’elles ne contrôlent plus.
La financiarisation moderne n’a pas seulement effacé les frontières physiques de l’économie ; elle a dématérialisé le pouvoir. Là où il résidait autrefois dans les capitales et les institutions, il s’est dilué dans des flux insaisissables, traversant continents et fuseaux horaires à la vitesse de la lumière. 
Le danger n’est plus seulement l’effondrement, mais l’effacement des nations elles-mêmes, devenues des spectres incapables de rivaliser avec des forces supranationales. Si la corbeille, autrefois un lieu tangible et animé, possédait un visage bien visible, elle s’est transformée en une ombre furtive, semblable à ces écrans d’aéroport où défilent sans fin des destinations anonymes. Tout est désormais numérique : les échanges se dissolvent dans l’éclat éphémère des pixels. Le trader, jadis figure centrale et charismatique, cède sa place à des algorithmes muets, orchestrant en coulisse une danse de chiffres à une vitesse que l’œil humain ne peut plus suivre.
Et dans ce nouveau paradigme, les États doivent réapprendre à se tenir debout, à ériger des bastions contre les mirages numériques des marchés, afin que la souveraineté, loin de n’être qu’un souvenir, redevienne une réalité tangible.

Facebook, l’écho des ombres

Les réseaux sociaux, Facebook en tête, sont devenus les nouveaux carrefours où s’échangent les illusions et les certitudes, les vérités morcelées et les mensonges éclatants. Ce ne sont plus des agoras ouvertes, mais des labyrinthes d’échos, véritables laboratoires de potins et de commérages. Là où la place publique rassemblait jadis les foules, Facebook communique à travers un mur, transformant les dialogues en monologues amplifiés, jusqu’à ce que la cacophonie devienne la norme.

Ce pouvoir, aussi insaisissable qu’omniprésent, agit comme une rivière souterraine charriant des rancunes et des fantasmes, plutôt que des idées. Sous l’apparente liberté d’expression, une orchestration algorithmique privilégie l’émotion brute à la réflexion profonde. 
Plus insidieusement encore, Facebook est devenu un champ de bataille pour les faussaires de l’opinion. Chaque rumeur virale est une arme, chaque mensonge partagé un poison lent, inoculé dans le corps social jusqu’à paralyser la conscience collective.
Pour les gouvernants, le défi est colossal. Comment administrer lorsque la réalité elle-même vacille sous le poids des illusions numériques ? Comment reconstruire une souveraineté dans un monde où le citoyen perdu dans les méandres d’informations contradictoires, devient l’acteur et la victime de sa propre confusion ?
Facebook, ce miroir noir ne reflète pas ce que nous sommes, mais ce que nous craignons de devenir. Si les États ne parviennent pas à déchiffrer ses codes, le pouvoir leur échappera, tel un sable insaisissable qui glisse entre leurs doigts.


Vers une refondation de la gouvernance

Face à ces vents contraires, l’État, tel un navire balloté par des courants invisibles, doit se réinventer pour ne pas sombrer. Il ne s’agit pas de renier le progrès, mais d’apprendre à l’apprivoiser.
Il faut d’abord repenser les fondations mêmes de l’État, trop souvent fissurées par des promesses vides et des compromis corrosifs. L’administration, parfois comparée à une machine grippée, doit devenir un organisme vivant, souple et réactif, capable de répondre avec diligence aux aspirations d’un peuple qui refuse la passivité. Les lois, semblables à des voiles fatiguées, alourdies parfois par des scories scélérates, doivent être retissées avec un fil nouveau, plus proche des réalités sociales et des besoins économiques. C’est dans cette transformation que réside l’espoir d’un État capable de naviguer avec assurance, même dans les eaux les plus agitées.
Si Facebook se présente comme l’agora moderne, il ne doit pas devenir une place livrée aux mercenaires de la désinformation. Une régulation s’impose, subtile mais ferme, comme un jardinier qui taille les branches sans tuer l’arbre. Les algorithmes, ces nouvelles divinités invisibles, doivent être révélés à la lumière de la transparence et domptés pour qu’ils servent le collectif plutôt que les intérêts d’une poignée de manipulateurs.
Enfin, c’est dans la force du peuple que l’État trouvera son salut. Les citoyens, souvent réduits au silence par le bruit des polémiques et des slogans, doivent redevenir les maîtres d’œuvre de la refondation de la cité. La souveraineté n’est pas une flamme éteinte : elle sommeille, prête à être ravivée dans le cœur des patriotes.

Démystifier pour éclairer

Les forces qui dominent aujourd’hui – de Facebook à Twitter, et bien au-delà – se parent des habits séduisants de la vérité, mais cette vérité est fallacieuse, drapée dans des mensonges finement tissés. Sous couvert de nous informer, ces plateformes nous enrôlent, non pas comme citoyens éclairés, mais comme des soldats d’un combat qui n’est pas le nôtre. Chaque publication virale, chaque « tendance » amplifiée, est un appel à une mobilisation aveugle, à des causes dont les vertus sont plus proclamées qu’éprouvées.
Face à cette mécanique astucieuse, l’éducation, dans son sens le plus noble, reste notre arme la plus puissante pour démystifier ces forces occultes. Elle nous apprend à discerner l’essentiel du superflu, à résister aux manipulations, et à poser les bonnes questions. Car un esprit éveillé ne se laisse pas piéger par les slogans ni emporter par le vent des polémiques stériles.
Démystifier, c’est éclairer. Et éclairer, c’est le premier pas vers la liberté. Rejetons les vérités prêtes à consommer et exigeons la nuance. Car sans le courage de douter, aucune vérité ne saurait être sincère.
Ainsi, choisissons la plume plutôt que l’éclair, la réflexion plutôt que l’instinct, car un esprit libre ne s’emballe pas devant l’image tapageuse ni s’agenouille devant un récit trop parfait. Il explore, questionne et préfère le sentier escarpé des idées aux raccourcis séduisants des évidences, sachant que dans le clair-obscur que l’on distingue les contours du vrai.

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2025 : Le poids du présent, la chrysalide de l’avenir.                            

29 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 29/12/2024

2025 : Le poids du présent, la chrysalide de l’avenir.                                    
            
   Par

Jamel

BENJEMIA  

Le monde, tel un navire malmené par des tempêtes imprévues, entrevoit une accalmie fragile. Après des années marquées par des crises successives telles que la pandémie, les déséquilibres économiques et les bouleversements géopolitiques, l’économie mondiale semble se stabiliser. Pourtant cette éclaircie masque une houle profonde : celle des fractures grandissantes entre nations.

L’année 2024 a oscillé entre promesses et désenchantements. Tandis que les économies avancées retrouvent un semblant d’équilibre, les pays en développement s’enlisent dans un sable mouvant fait d’endettement, de pauvreté et d’instabilité. Cette disparité économique, exacerbée par les ravages du changement climatique et les inégalités sociales, projette une ombre menaçante sur l’horizon mondial.
Pourtant, sous cette ombre, l’espoir persiste. La Banque mondiale insiste sur la possibilité de relever ces défis, mais cela repose, à mon humble avis, sur deux piliers essentiels : la paix et la justice. Sans ces fondations, même les ambitions les plus grandes se briseront comme des vagues contre des récifs invisibles.

L’année 2025 apparaît comme un tournant historique, porteuse d’un double visage : l’espoir d’un redressement vers une prospérité plus inclusive et un contrat social renouvelé, mais aussi le danger de l’inaction face aux fractures mondiales et à l’urgence climatique. Tel un miroir, le monde reflète une réalité exigeant une réponse collective, immédiate et sincère.


Les blessures invisibles de la pauvreté
Derrière les chiffres glaçants - 700 millions de personnes vivant sous le seuil de l’extrême pauvreté - s’écrit une tragédie humaine silencieuse. Chaque statistique dissimule des regards éteints, des mains tendues et des rêves avortés. La pauvreté dépasse l’absence de moyens. Elle s’insinue dans chaque recoin de l’existence, qu’il s’agisse d’une école trop lointaine, d’un puits tari ou d’un corps affaibli faute de soins. Ce fléau tentaculaire, où l’absence d’un droit finit par effacer tous les autres, frappe plus d’un tiers des habitants des pays à faible revenu, particulièrement en Afrique subsaharienne. 
Face à cette réalité cruelle, l’espoir vacille mais ne s’éteint pas. Les 23,7 milliards de dollars mobilisés par l’Association Internationale de Développement, une branche du Groupe de la Banque Mondiale, constituent une promesse. Cependant, sans une volonté politique forte et une refonte audacieuse des structures économiques mondiales, ces efforts resteront vains. Chaque inégalité creuse un abîme, menaçant l’équilibre de notre humanité partagée.

L’ombre étouffante du changement climatique

L’année 2024 a vu la terre ployer sous les assauts incessants d’une nature en révolte : inondations dévastatrices, sécheresses implacables et cyclones violents. Mayotte, fragile perle de l’océan Indien, a récemment essuyé la furie du cyclone Chido. Jadis perçues comme des anomalies, ces catastrophes sont devenues des épisodes récurrents. Dans les régions à faible revenu, elles ne sont plus des intrusions passagères, mais un quotidien hostile. Chaque tempête menace de noyer l’espoir.
Malgré tout, une lueur persiste. Les 43 milliards de dollars mobilisés en 2024 par la Banque Mondiale pour l’action climatique incarnent une promesse. Cet effort, crucial mais insuffisant face à l’urgence. L’avenir exige une révolution des politiques et des pratiques : des stratégies audacieuses alliant résilience et sobriété carbone, mais surtout un engagement sincère envers les plus vulnérables, pour qu’ils ne soient pas engloutis par les vagues d’un dérèglement climatique qu’ils subissent bien plus qu’ils ne l’ont provoqué.


Le poids écrasant de la dette

Dans les pays en développement, la dette dépasse la froideur des chiffres pour devenir une ombre pesante, étouffant chaque tentative de progrès. À la fin de l’année 2023, elle atteignait la somme vertigineuse de 8 800 milliards de dollars, un montant abyssal qui pèse sur des épaules déjà fragiles. Ce lourd tribut ne se contente pas d’immobiliser ; il prive des millions d’enfants de bancs d’école, abandonne des malades dans les couloirs des dispensaires et transforme des rêves collectifs en mirages lointains. La dette mondiale écrase les individus bien avant de peser sur les États.
Mais derrière ce poids chiffré se cache une autre vérité, celle de l’absence cruelle d’une gouvernance mondiale juste et visionnaire. Les règles du jeu financier, écrites pour servir les intérêts des plus puissants, maintiennent ces nations dans une spirale d’étouffement. Une gestion de la dette plus transparente, telle que promue par la Banque mondiale, est une lueur dans l’obscurité, mais elle reste insuffisante.

L’heure n’est plus aux demi-mesures. Ce fardeau universel exige une réponse audacieuse qui repose sur une coopération internationale réinventée, guidée par la solidarité et l’équité. Seule une répartition plus juste des ressources et des responsabilités peut briser ces chaînes invisibles et libérer un avenir plus lumineux.


  L’héritage fragile des générations futures

Les enfants d’aujourd’hui hériteront des choix façonnés pour 2025. Pourtant pour beaucoup, leur destin semble déjà compromis, enlisé dans les lacunes du présent. Dans les régions les plus vulnérables du globe, leur avenir s’écrit sur un parchemin troué, où manquent des données essentielles, des chiffres pourtant vitaux pour bâtir des politiques éclairées. En Afrique subsaharienne, plus de la moitié des pays enregistrent moins de 40 % des naissances. L’absence de registres de naissance prive des millions d’enfants de reconnaissance officielle et de droits essentiels, les reléguant à une existence précaire, dépourvue de protection et d’opportunités.

 La Banque mondiale, consciente de ces lacunes béantes, s’efforce de combler le vide, mais son action ne peut être qu’un vœu pieux. Il revient aux États eux-mêmes de raviver cette flamme vacillante, en inscrivant la collecte de données au cœur de leurs priorités. Car sans ces fondations solides, les promesses d’un avenir meilleur resteront de fragiles illusions, emportées par les vents du désintérêt. L’urgence est là, celle de donner à chaque enfant une place dans l’histoire et une chance dans la vie.
Grâce à une politique de digitalisation ambitieuse, le Rwanda est parvenu à relever le défi crucial de l’enregistrement des naissances. Que cet exemple éclairant serve d’inspiration aux autres nations africaines.
Mais, une autre réalité vient assombrir le tableau. L’année 2024 a révélé une vérité insoutenable : la guerre à Gaza surpasse désormais les maladies comme première cause de la mortalité infantile. 
Chaque bombe, chaque tir, détruit bien plus qu’une vie ; il anéantit des générations, brise des avenirs et assombrit l’humanité tout entière.

Entre dangers et promesses 
L’année 2025 s’avance, tel un funambule suspendu entre les gouffres du danger et les cimes de l’espérance. Sur son fil fragile dansent les grands défis de notre temps : abolir la pauvreté qui ronge les âmes, apaiser un climat en furie, alléger le joug écrasant des dettes et forger des sociétés où règnent enfin l’égalité et la justice. Ces épreuves, vastes comme des océans, ne sont pourtant pas des murs infranchissables, mais des appels à réinventer le monde.

La paix et la justice, ces étoiles trop souvent voilées par les intérêts immédiats, doivent guider les décisions judicieuses. Comme l’a rappelé le Président de la Banque Mondiale Ajay Banga, « les prévisions ne sont pas gravées dans la pierre ». L’avenir est une argile malléable, façonnée par chaque résolution. En 2025, chaque choix peut devenir une brique pour combler les fractures ou un éclat qui approfondit les failles.

À l’aube de cette année décisive, l’humanité se trouve face à son propre miroir. Les épreuves qui s’amoncellent ne laissent aucune place à l’inaction : 2025 doit être l’année des décisions courageuses et des engagements concrets. La COP30, prévue au Brésil, sera l’occasion de renforcer les ambitions climatiques et d’adopter des mécanismes de financement adaptés aux pays les plus vulnérables. Parallèlement, les prochaines assemblées du G20 et des Nations Unies offriront des plateformes pour réformer la gouvernance mondiale, alléger le poids insoutenable des dettes et garantir un accès équitable aux ressources essentielles.
Le chemin est étroit, comme une crête fragile, mais il conduit, pour ceux qui oseront s’y aventurer, vers un horizon où le danger devient semence et l’espoir, récolte promise. Ce tournant est une épreuve, un test ultime de notre capacité collective à transformer les promesses en actions, à bâtir un avenir plus juste, plus humain et véritablement durable.

 

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La « destruction créatrice » : Au creuset des ruines, la forge des renaissances.                                    

22 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 22/12/2024 Publié dans #Articles

La « destruction créatrice » :

Au creuset des ruines, la forge des renaissances.                                    
            
     Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                     

Il est des révolutions qui éclatent dans le fracas des machines. À l’inverse, d’autres, plus insidieuses, avancent à pas feutrés, mues par le bal silencieux des algorithmes. À l’aube du siècle vert et du règne de l’intelligence artificielle, une double métamorphose s’amorce. Tandis que les lignes de code réécrivent le lexique du travail, les lueurs du solaire et le souffle de l’hydrogène abattent les vieilles charpentes industrielles. Ce bouleversement ne se limite pas à poser des briques neuves sur des fondations érodées, il en refond la matière au cœur de la transformation. Ainsi s’incarne, au fil de ces ruptures, le dessein schumpétérien de la « destruction créatrice ».

Mais chaque forge exige son tribut. Là où naissent les promesses d’efficacité et de durabilité se perdent des savoir-faire séculaires et des métiers jadis florissants. Là où surgissent les méga-usines de batteries électriques et les hubs de l’intelligence artificielle, se creusent en miroir des friches territoriales et des asymétries de pouvoir. Le progrès se fait combat : la « destruction créatrice » d’aujourd’hui reste-t-elle fidèle à sa promesse d’hier ? Ou bien court-elle le risque de devenir une destruction sans lendemain, sèche et brutale si elle n’est pas guidée par une gouvernance éclairée ?
Entre l’élan de l’espérance et le poids de la rupture, se joue une bataille cruciale : celle de savoir si le futur qui s’ouvre sera, au fond, créateur ou non.

Comprendre la « destruction créatrice »

Pour mieux saisir le sens profond de ce tourbillon de ruptures, il convient d’abord de revenir à l’essence même du concept forgé par Joseph Schumpeter. La « destruction créatrice » ne se contente pas de secouer l’ancien monde : elle le renverse pour instaurer un ordre inédit. Ce prisme projette une lumière crue et implacable sur les bouleversements en cours sous l’effet conjugué de l’Intelligence Artificielle (IA) et de la transition énergétique.

Là où l’IA automatise la décision et simule l’imprévisible, les énergies vertes refondent l’architecture énergétique des économies mondiales. Ce double mouvement incarne l’essence même de la « destruction créatrice ». Il abat les métiers routiniers, ensevelit des savoir-faire techniques et emporte des filières entières dans le vent de l’obsolescence. Toute fin porte en elle la promesse d’un commencement. De nouveaux métiers émergent, tels que les experts en mégadonnées, les éthiciens de l’intelligence artificielle, les ingénieurs de l’hydrogène ou les techniciens du recyclage des panneaux solaires.
Ainsi, ce cycle, à la fois inexorable et fécond, redessine les contours d’un avenir où chaque ruine devient la graine d’un renouveau, tel un sol fertile des forêts calcinées où germent de jeunes pousses.
Pourtant, Schumpeter lui-même n’avait pu prévoir la fulgurance des bouleversements contemporains. Là où les anciennes révolutions industrielles s’étiraient sur des décennies, l’IA et la transition verte forcent les entreprises à se réinventer en un éclair. La course est d’autant plus âpre pour les travailleurs, dont les compétences s’érodent plus rapidement qu’ils ne peuvent les renouveler. Il ne s’agit plus de tourner une page, mais de changer tout le livre. C’est un saut d’époque, et non un simple saut de chapitre.
Ces ruptures ne se limitent pas au champ économique. Elles touchent la sphère sociale, creusent les inégalités et polarisent le marché du travail. 

Opportunités et risques

À ce stade, la question de savoir si la « destruction créatrice » actuelle sert le progrès collectif ou renforce le pouvoir de quelques acteurs dominants trouve une réponse ambivalente. Certes, l’IA et la transition énergétique ouvrent des horizons immenses, mais dans leurs sillages se cachent les embryons d’un déséquilibre. L’enjeu, dès lors, n’est pas de subir cette transformation, mais de l’orienter.
D’une part, des perspectives lumineuses se profilent. Les énergies vertes offrent la promesse d’une souveraineté énergétique recouvrée, libérant les nations de leur dépendance aux hydrocarbures importés. Les réseaux électriques intelligents (Smart Grids) transforment l’intermittence des énergies renouvelables en atout de flexibilité. L’IA optimise la maintenance prédictive, affûte la gestion des flux d’énergie et ouvre la voie à de nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mobilités intelligentes, d’agriculture de précision ou de médecine personnalisée. Ces innovations, loin de se limiter au domaine économique, posent les fondations d’une nouvelle soutenabilité environnementale.

D’autre part, l’envers du tableau se fait plus sombre. L’IA, concentrant les profits dans les mains de quelques géants technologiques, instaure un régime de quasi-féodalité économique, où les seigneurs du numérique règnent sur des foules de précaires. La transition énergétique désosse les bastions industriels du passé, transformant certains territoires en déserts d’emploi. La promesse de reconversion se heurte au mur de la réalité, bien plus rude que les engagements initiaux ne l’avaient laissé espérer. La destruction est immédiate, la création, incertaine et différée. Ce décalage temporel amplifie la précarité et le délitement social.

À la croisée de l’économique et du politique se joue un risque fatal. Le danger, ici, est de confondre la marche et la chute, de croire qu’on avance alors qu’on vacille. Car livrer la « destruction créatrice » à la « main invisible » du marché, c’est courir le risque d’une destruction sèche où seuls les plus agiles survivent. À l’inverse, une gouvernance éclairée, capable d’orienter la transition, de la baliser par des régulations et des soutiens ciblés, peut faire de ce tumulte une symphonie. L’avenir, alors, ne serait plus le domaine réservé de quelques privilégiés, mais le bien commun d’une société en mouvement.

Vers une gouvernance éclairée

Or, si la « destruction créatrice » se veut moteur du progrès, elle ne saurait se réduire à une dynamique aveugle et incontrôlée. La question n’est plus de savoir si l’on doit accompagner cette transformation, mais comment la gouverner pour qu’elle profite au plus grand nombre.
Pour répondre à cet enjeu, trois piliers doivent structurer l’action : former, réguler, inclure.
La première exigence est celle de la formation et de la reconversion. Face à l’obsolescence rapide des compétences, il ne suffit plus de « laisser faire » mais il faut « faire savoir et faire savoir faire ». La formation continue doit s’ériger en droit imprescriptible, fil d’Ariane tissé tout au long de la vie. Elle offre à chacun la chance de s’orienter au gré des vents du changement et d’accoster sur les rivages des filières d’avenir. Les entreprises, quant à elles, doivent être tenues à un devoir de requalification active.
 Réguler les acteurs dominants, c’est poser la clé de voûte de cet édifice fragile. Les grands groupes, qui contrôlent les algorithmes et les plateformes d’intelligence artificielle, doivent être soumis à des obligations de transparence et de partage des bénéfices. Les champions de la transition énergétique ne peuvent capter seuls les rentes issues de la révolution verte. Par la fiscalité, la régulation de la concurrence ou la conditionnalité des subventions, il s’agit de soustraire le progrès à l’hégémonie de quelques-uns. 

Enfin, la gouvernance ne peut se faire sans sincérité et inclusion. Les populations, souvent exclues des décisions, doivent devenir des parties prenantes réelles des transformations. Cela suppose la fin des alibis démocratiques où les consultations ne sont que de façade. Une gouvernance sincère implique de reconnaître les coûts du changement, de les partager équitablement et de faire des citoyens des acteurs, et non des spectateurs.


Il est des feux qui consument et des feux qui éclairent.


 La « destruction créatrice » à l’ère de l’intelligence artificielle et des énergies vertes oscille entre ces deux flammes. Elle brûle les certitudes, efface les frontières du possible et délaisse des métiers, des terres et des hommes. Mais elle éclaire aussi les sentiers d’une réinvention. Entre brasier et flambeau, le choix ne peut être laissé au hasard.
L’histoire ne se souvient jamais des spectateurs, mais des faiseurs : ceux qui transforment la rupture en renaissance. Ne laissons pas l’ère de l’IA et des énergies vertes se lire comme une disparition. Faisons d’elle le roman d’une réinvention, et non l’épitaphe d’une époque révolue.
C’est à nous, acteurs de ce monde en mutation, de choisir entre une route de déclin ou de régénération, entre un avenir qui consume ou celui qui éclaire.

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Gouverner le chaos : De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.

15 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 15/12/2024 Publié dans #Articles

Gouverner le chaos :
De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.                                    
            
Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                                               

Le monde vacille au bord de l’indécision. Face au chaos grandissant, l’ancienne grammaire de la gouvernance internationale ne suffit plus. Les crises ne s’enchaînent pas, elles s’entrelacent. Elles tissent une toile d’incertitudes où chaque fil tendu — qu’il soit climatique, sanitaire, économique ou géopolitique — fait vibrer l’ensemble. Cet enchevêtrement n’a rien d’un décor figé ; il est mouvant, réactif, imprévisible. Un battement d’ailes au Sahel, et l’écho se fait sentir à Wall Street.
Ce frémissement global exige une réponse à la hauteur de l’époque. Or, la gouvernance actuelle, héritée de l’après-guerre, ressemble à un langage oublié, parlé par des institutions qui peinent à se faire entendre dans le tumulte des nations en repli. Des tours de verre se lèvent, mais les idées peinent à y trouver un abri.
Jean Pisani-Ferry, économiste français, et George Papaconstantinou, ancien ministre grec, exposent dans leur ouvrage « les nouvelles règles de jeu : comment éviter le chaos planétaire », publié aux éditions du Seuil le 18 octobre 2024, une vision audacieuse de la gouvernance mondiale. Leur approche repose sur la nécessité de réinventer les mécanismes de coopération internationale, en s’appuyant sur quatre piliers essentiels : l’intégration des expertises scientifiques, la contrainte politique, le contrôle des engagements et le financement durable des actions collectives. Cette refonte vise à renforcer l’efficacité et la crédibilité des institutions face aux défis globaux.
Pourtant cette transformation ne se fera pas sans heurts. Elle implique un partage du pouvoir entre les grandes puissances et les pays du Sud global, et surtout, une remise en question des pratiques actuelles, où les droits humains et la démocratie sont souvent instrumentalisés pour des objectifs géopolitiques inavoués.


Le décalage entre les défis globaux et la gouvernance mondiale

La gouvernance internationale, en retard d’une guerre, se contente trop souvent de réagir au lieu de prévenir. Ce décalage temporel s’explique par la lenteur des négociations diplomatiques, les compromis laborieux entre puissances rivales et l’incapacité des institutions à anticiper les chocs. Or, dans un monde où les crises se propagent à la vitesse des algorithmes, il est illusoire de croire que des structures bureaucratiques figées dans le marbre de l’après-guerre puissent affronter les dynamiques fulgurantes du XXIe siècle. Ce temps suspendu de la décision internationale est devenu l’ennemi principal de la stabilité mondiale.
La crise du Covid-19 en est une illustration emblématique. Malgré le consensus scientifique sur la nécessité d’une réponse mondiale, les États se sont précipités pour sécuriser des vaccins, souvent au détriment des pays les plus vulnérables. Ce manque de coordination et de solidarité montre que les mécanismes de gouvernance actuels ne suffisent plus. Pisani-Ferry et Papaconstantinou insistent sur la nécessité de substituer la réaction à l’anticipation, en favorisant une coopération véritablement globale, et non plus fragmentée par des intérêts nationaux.


Une nouvelle architecture pour la gouvernance mondiale


Face aux défis complexes du XXIe siècle, l’architecture de la gouvernance mondiale doit être réinventée. Plus question de superposer des institutions cloisonnées. Il s’agit désormais de concevoir une architecture de convergences, où chaque pilier- science, contrainte politique, contrôle des engagements, financement pérenne- s’entrelace avec les autres. L’image n’est plus celle d’un édifice en silos, mais celle d’un système rhizomatique, où les flux circulent librement d’un axe à l’autre.
La centralisation de l’expertise scientifique ne doit plus se limiter à la production de rapports consultatifs. À l’image du rôle du GIEC dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’expertise scientifique doit devenir prescriptive. Elle ne peut plus être une voix parmi d’autres, mais doit devenir une boussole normative, éclairant des choix où l’irréversibilité des décisions (biodiversité, santé publique) impose une action rapide.
Les négociations internationales actuelles, trop souvent figées dans des engagements déclaratoires, ont montré leurs limites. Les conférences internationales (COP) illustrent cette « liturgie des engagements ajournés ». Pour rompre avec cette logique, il est nécessaire d’introduire des accords juridiquement contraignants. Des modèles inspirés des régulations bancaires (comme le Comité de Bâle) pourraient servir de référence : des obligations de résultats, des sanctions en cas de non-respect et une surveillance continue.
Le contrôle des engagements est le garde-fou de la crédibilité. Sans suivi ni vérification, les engagements restent des promesses vides. Ce contrôle doit s’appuyer sur des institutions indépendantes, capables d’auditer et de rendre accessibles les écarts entre les promesses et les réalisations. Des outils inspirés des agences de notation climatique pourraient jouer ce rôle, instaurant une nouvelle culture de la « redevabilité ».
Enfin, aucune réforme ne peut se faire sans des moyens financiers à la hauteur des ambitions. Les actions collectives (transition énergétique, résilience sanitaire) butent trop souvent sur l’argument du « manque de moyens ». Pour briser cette barrière, il devient crucial de mettre en place des mécanismes de financement globaux, alimentés par des contributions obligatoires des États, des taxes sur les transactions numériques ou encore des prélèvements sur les émissions de CO2. Ce financement pérenne doit rompre avec la logique du « chacun pour soi », instaurant un fonds solidaire d’envergure mondiale.


De l’alibi démocratique à la sincérité des pratiques mondiales


Les interventions internationales se drapent souvent dans le noble manteau de la démocratie et des droits humains. Mais, sous la toge des valeurs universelles, se cachent des stratégies d’influence. Ce double langage, où l’on prône des principes tout en poursuivant des objectifs de puissance, érode la crédibilité des institutions. Les peuples ne sont plus dupes. Ils savent que les grands idéaux exportés servent souvent de chevaux de Troie géostratégiques.
La guerre en Syrie en est un exemple frappant. Présentée au départ comme un soulèvement populaire contre un régime dictatorial, elle est devenue un échiquier où se croisent les ambitions des grandes puissances. La Syrie est la pièce sacrifiée d’un jeu plus vaste, où se négocient des positions sur l’Ukraine et l’Iran.
Ce constat dépasse de loin le cas syrien. En Afghanistan, en Libye, en Irak ou en Afrique subsaharienne, la rhétorique humanitaire a souvent dissimulé des stratégies de domination. Ce déclin de la crédibilité est le tribut de l’hypocrisie, un coût politique que les institutions internationales ne peuvent plus se permettre de payer. 

 

Vers une gouvernance mondiale sincère et radicale


Les défis du XXIe siècle ne tolèrent plus les demi-mesures. Le changement climatique, les inégalités criantes, les crises migratoires exigent des réponses solides et cohérentes. La sincérité devient le moteur de la légitimité internationale. Il ne s’agit pas de réformer, mais de refonder.
Chaque hypocrisie dévoilée érode l’autorité des institutions, chaque engagement non tenu l’achève. Les peuples, dans un monde ultra-connecté, voient, jugent et se souviennent. Le temps où l’on sous-estimait l’intelligence collective des populations est révolu. Seule une gouvernance sincère, où l’alibi démocratique cède la place à une politique assumée, peut restaurer la légitimité des institutions.
Le changement ne viendra pas d’en haut. Ce ne sera ni un don des puissants ni une faveur des institutions. Il surgira des crises et des révoltes silencieuses des peuples. Cette loi d’airain, selon laquelle les institutions ne changent qu’au pied du mur, s’impose aujourd’hui.

D’une contrainte imposée à un horizon partagé


Les nouvelles normes de gouvernance mondiale ne devront plus être un « fardeau à évacuer », ni le « voyageur clandestin » des puissants, mais « l’horizon ouvert » où chaque peuple, maître de son destin, forge son avenir. Seule une gouvernance plus juste, plus efficace et plus respectée pourra rendre aux institutions internationales la force d’action nécessaire.
À l’ère des interdépendances radicales, gouverner le chaos, ce n’est plus le contenir, mais en faire le levier d’une harmonie inédite.
L’architecture de convergences doit reposer sur des fondements plus profonds : la sincérité des engagements, la crédibilité des acteurs et la volonté authentique de bâtir un monde meilleur.

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