L’Europe selon Mario Draghi : Une vision économique à l’épreuve.
L’Europe selon Mario Draghi :
Une vision économique à l’épreuve.
Par
Jamel
BENJEMIA
Mario Draghi, ancien Président de la Banque centrale européenne (BCE) et ancien Premier ministre italien, s’impose comme une figure incontournable sur la scène économique européenne. Son engagement retentissant de 2012, où il promit de faire « tout ce qui est nécessaire » pour sauver l’euro, a marqué un tournant décisif dans la gestion des crises économiques du continent. Aujourd’hui, il propose une vision audacieuse pour l’Europe, axée sur l’intégration, l’innovation et la souveraineté économique. À travers ses réformes, Draghi ambitionne de refaçonner l’économie européenne, la rendant plus compétitive et résiliente face aux défis mondiaux. Cet article explore les principes qui sous-tendent sa philosophie économique, les propositions qu’il avance pour renforcer l’Europe et les obstacles qui jalonnent ce chemin.
Le tournant de 2012
En 2012, alors que l’euro vacillait sous le poids de la dette souveraine, menaçant l’unité européenne, Draghi, alors à la tête de la BCE, prononça des mots qui allaient changer le cours de l’histoire : « tout ce qui est nécessaire » serait fait pour préserver la monnaie unique. Cette déclaration eut un effet immédiat, apaisant les marchés financiers et insufflant une nouvelle confiance dans la capacité de l’Europe à surmonter la tempête. Elle ne fut pas un tournant pour l’euro, mais aussi pour la crédibilité de la BCE, désormais reconnue comme gardienne de la stabilité financière.
Sous la direction de Draghi, la politique monétaire de la BCE s’illustra par des mesures non conventionnelles, telles que l’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing), qui consistait à acheter massivement des obligations souveraines afin de maintenir des taux d’intérêt bas et de stimuler l’économie. Ces interventions ont permis de stabiliser les marchés et d’éviter une spirale déflationniste, mais elles ont aussi redéfini la philosophie monétaire européenne en légitimant un rôle interventionniste de la BCE. Cela marqua un revirement de l’orthodoxie monétaire qui prévalait depuis la création de l’euro, où la lutte contre l’inflation primait souvent au détriment de la croissance.
Les critiques et les enseignements
Les politiques menées par Draghi n’ont cependant pas fait l’unanimité. Dans le Nord de l’Europe, des voix s’élevèrent, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, pour dénoncer l’assouplissement quantitatif, redoutant qu’il ne génère un aléa moral en réduisant la pression sur les États pour qu’ils entreprennent des réformes structurelles. Ils craignaient aussi les risques d’inflation et l’accumulation d’une dette abyssale, favorisée par des taux d’intérêt historiquement bas. Or, les craintes d’une flambée inflationniste ne sont pas concrétisées à court terme, et la stratégie de Draghi a pavé la voie à des politiques budgétaires plus interventionnistes, comme le « quoi qu’il en coûte » appliqué pendant la crise du COVID-19.
Draghi a démontré qu’il était possible de concilier stabilité monétaire et soutien à la croissance économique.
Sa politique a inspiré d’autres banques centrales, telles que la Réserve Fédérale américaine, qui ont adopté des mesures similaires pour stimuler leurs économies.
Néanmoins, le défi de la normalisation de la politique monétaire après une longue période de taux bas demeure, d’autant plus dans un contexte de retour de l’inflation.
L’intégration et l’innovation
Pour Draghi, il ne suffit pas de stabiliser la monnaie européenne ; il faut s’attaquer aux racines du retard économique du continent, en particulier dans les domaines de l’innovation et de la compétitivité. Dans son rapport sur la compétitivité remis à la Commission européenne en septembre 2024, il propose un ensemble de mesures pour dynamiser l’innovation, améliorer le financement des projets à haut risque et tirer parti de la taille du marché européen.
L’une des principales faiblesses de l’Europe réside dans la fragmentation de ses marchés des capitaux. Contrairement aux États-Unis, où les investissements en capital-risque et les financements non bancaires jouent un rôle prépondérant dans le développement des start-ups, l’Europe pâtit de régulations disparates qui entravent la croissance.
Pour Draghi, harmoniser les règles en matière d’insolvabilité, et créer une autorité de supervision des marchés de capitaux, similaire à la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine, sont des étapes cruciales pour libérer le potentiel économique du continent.
En outre, il prône une stratégie européenne commune en matière de recherche et d’innovation. Il propose la création d’Agences européennes de projets de recherche avancée (ARPA) pour investir dans les technologies de pointe, à l’image de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) aux États-Unis. Une telle initiative renforcerait la capacité de l’Europe à innover dans des secteurs stratégiques tels que l’intelligence artificielle, les énergies renouvelables et la santé.
Vers une souveraineté économique
Face aux tensions mondiales croissantes, Draghi plaide pour une plus grande souveraineté économique de l’Europe. Les crises récentes, qu’il s’agisse de la pandémie de COVID-19 ou de la guerre en Ukraine, ont révélé les vulnérabilités de l’Europe en matière d’approvisionnement en énergie et en produits essentiels, soulignant l’importance d’une autonomie accrue.
Pour y parvenir, Draghi propose de mutualiser certains efforts de défense, en intégrant les industries militaires et en développant une politique de défense commune. Cette démarche permettrait de réduire les coûts et de renforcer l’autonomie stratégique du continent face aux grandes puissances.
Cependant, cette proposition se heurte à la désapprobation de certains États membres, réticents à abandonner une part de leur souveraineté en matière de défense.
La question énergétique est également au cœur de la vision de Draghi pour une Europe souveraine. Il insiste sur l’importance d’une transition accélérée vers les énergies renouvelables, accompagnée d’une réduction de la dépendance aux importations énergétiques. Si l’Union Européenne a déjà entrepris des initiatives ambitieuses avec le Pacte vert, Draghi préconise qu’il faut aller plus loin en renforçant les infrastructures transfrontalières et en investissant massivement dans les technologies propres. Une politique énergétique commune permettrait de mieux résister aux fluctuations des hydrocarbures et d’accroître la sécurité économique.
La Tunisie pourrait bénéficier du Pacte vert européen en exploitant les nouvelles opportunités de coopération économique et technologique. Cela lui permettrait non seulement de moderniser son économie, mais aussi de jouer un rôle stratégique dans la transition écologique euro-méditerranéenne.
Les défis structurels
Malgré l’ambition des réformes proposées par Draghi, leur mise en œuvre s’annonce semée d’embûches. Les divergences entre les États membres, notamment entre le Nord et le Sud de l’Europe, compliquent l’adoption d’une politique économique commune. Les pays du Nord, plus frileux à l’idée d’endettement massif, redoutent les conséquences budgétaires de ces réformes, qui nécessiteraient un effort financier équivalent à un nouveau Plan Marshall (750 à 800 milliards d’euros par an).
L’intégration des marchés de capitaux et la défense commune impliquent des transferts de souveraineté que de nombreux gouvernements hésitent à accepter. Ce débat souligne la tension persistante entre l’approfondissement de l’Union et le respect des identités nationales, un dilemme qui a façonné l’Europe depuis ses débuts.
Une voie à tracer
La philosophie économique de Mario Draghi repose sur l’idée de renforcer l’Europe à travers l’intégration, l’innovation et l’autonomie stratégique. Face à une concurrence mondiale accrue et à des défis internes, il propose des réformes ambitieuses visant à surmonter les faiblesses structurelles du continent.
Pour réussir, l’Europe devra dépasser ses divisions internes et faire preuve d’une volonté politique digne des premiers bâtisseurs. Les propositions de Draghi constituent un appel à une action concertée pour garantir que l’Europe puisse non seulement rivaliser avec les grandes puissances, mais aussi protéger son modèle social unique.
L’Europe se trouve à un carrefour historique. Le choix de suivre la voie tracée par Draghi pourrait redéfinir son rôle dans l’économie mondiale et renforcer sa résilience face aux crises futures. Mais ce choix exigera un consensus politique fort pour surmonter les instincts nationaux et embrasser pleinement une vision de l’unité européenne, plus nécessaire que jamais.
Car si l’Europe a su tisser les fils de ses échanges, ériger ses marchés en temples de prospérité, elle n’a pas encore forgé l’âme de ses citoyens. Et pourtant, pour prétendre à une place parmi les puissances du monde, elle devra s’élever au-delà du commerce pour façonner une véritable communauté de destins.
Commenter cet article