La « théorie du ruissellement » ou la douce illusion
La « théorie du ruissellement » ou la douce illusion
Par
Jamel
BENJEMIA
« La théorie du ruissellement » économique, popularisée en 1932 par l’humoriste américain Will Rogers, se moquait du programme des réductions d’impôts du Président Hoover, en suggérant avec ironie que des cadeaux fiscaux aux plus riches finiraient par profiter à l’ensemble de la population. Plus tard, cette idée fut reprise plus sérieusement par David Stockman, directeur du budget de Ronald Reagan dans les années 1980, qui proposait de réduire les impôts des plus fortunés et des grandes entreprises, espérant que les bénéfices finiraient par se diffuser vers les classes sociales inférieures. Les partisans de cette théorie avancent que la prospérité des plus riches se traduit inéluctablement par des investissements accrus, la création d’emplois et une croissance économique généralisée, faisant du ruissellement un mécanisme naturel de l’économie, où les gains des plus aisés finissent par « ruisseler » vers le reste de la société.
Cependant, cette vision optimiste s’accompagne rarement d’une analyse critique de ses effets concrets. En pratique, les inégalités économiques n’ont cessé de croître, et les données montrent que les gains les plus significatifs ont été captés par une infime minorité. Comme l’indiquait Samir Amin, le modèle actuel semble davantage confirmer que « les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent » plutôt que de prouver la validité de « la théorie du ruissellement ». Les quelques miettes généreuses laissés aux plus pauvres ne suffisent pas à compenser les déséquilibres structurels du système.
Les limites de la théorie du ruissellement
L’une des principales critiques de « la théorie du ruissellement » réside dans le fait qu’elle repose sur une conception simpliste du comportement économique des plus riches. Au lieu de réinvestir massivement leurs gains dans l’économie réelle, une grande partie de leurs richesses est souvent placée dans des actifs financiers, tels que les actions, l’immobilier de luxe ou les œuvres d’art, qui profitent très peu à la majorité de la population. Cette accumulation de richesses sous forme de capital non productif contribue à l’inflation des actifs plutôt qu’à une véritable croissance économique inclusive.
Par ailleurs, les politiques fiscales favorisant les plus riches – comme les baisses d’impôts sur les sociétés et les réductions des impôts sur les gains en capital – ne se traduisent pas nécessairement par des investissements productifs. Les entreprises préfèrent souvent utiliser leurs gains pour racheter leurs propres actions, augmenter les dividendes ou accorder des rémunérations extravagantes aux dirigeants, plutôt que de créer des emplois ou d’améliorer les salaires des travailleurs. Cela conduit à une concentration accrue des richesses, renforçant les disparités économiques au lieu de les atténuer.
Les mécanismes de redistribution supposés par le ruissellement échouent aussi souvent à compenser l’impact des inégalités croissantes. Les salaires des travailleurs les moins qualifiés stagnent, tandis que le coût de la vie – notamment pour le logement, les soins de santé et l’éducation – continue d’augmenter. Les quelques « miettes » qui atteignent les plus démunis s’avèrent insuffisantes pour améliorer substantiellement leur qualité de vie.
Les conséquences sociales
L’aggravation des inégalités économiques entraîne des répercussions sociales profondes. Les plus riches ont non seulement un accès disproportionné aux ressources économiques, mais aussi un pouvoir accru pour influencer les politiques publiques. Les systèmes de santé, d’éducation et de protection sociale, qui pourraient bénéficier à la majorité, sont souvent négligés au profit de mesures qui favorisent les intérêts des élites économiques.
Les inégalités de revenus s’accompagnent alors d’inégalités d’opportunités. Les enfants issus de milieux modestes ont moins de chances d’accéder à une éducation de qualité, ce qui limite leurs perspectives de mobilité sociale. La promesse d’une croissance inclusive, où tous profiteraient du progrès économique, est remise en question. Les sociétés se fragmentent alors davantage, avec une élite prospère et une majorité peinant à suivre le rythme.
Les inégalités de patrimoine se répercutent également sur l’accès aux services essentiels. Les disparités dans le système de santé, par exemple, s’accentuent lorsque les plus pauvres n’ont pas les moyens d’accéder à des soins de qualité, tandis que les plus riches peuvent se permettre les meilleures cliniques privées. Ce fossé se creuse aussi dans le domaine du logement, où les prix élevés dans les grandes villes excluent les classes populaires du marché immobilier, renforçant la ségrégation urbaine.
Quelques miettes, mais pas de véritable partage
Il serait injuste de dire que les pauvres ne bénéficient absolument pas de la croissance économique générée par les riches. Dans certains cas, les investissements réalisés par les entreprises ou les dépenses de consommation des plus fortunés peuvent effectivement créer des emplois et stimuler une activité économique locale. Mais ces effets restent limités, incapables de combler les écarts de richesse substantiels.
Les miettes du ruissellement se manifestent parfois à travers des programmes de responsabilité sociale des entreprises ou la philanthropie, où les riches s’engagent dans des actions caritatives. Toutefois, ces initiatives demeurent insuffisantes face à l’ampleur des inégalités systémiques et ne remplacent pas des politiques publiques ambitieuses de redistribution. Le caractère volontaire de ces démarches laisse également penser qu’il revient à la générosité des plus fortunés de décider ce qu’il convient de « partager » avec les moins chanceux, au lieu de considérer cela comme un droit.
Les données montrent clairement que les sociétés qui adoptent des politiques de redistribution plus importantes, comme les pays nordiques, réussissent mieux à réduire les inégalités tout en maintenant une croissance économique solide. Ces exemples prouvent que la prospérité économique ne dépend pas nécessairement de l’accumulation de richesses par les plus riches, mais peut être renforcée par une distribution plus équitable des fruits de la croissance.
Un cercle vicieux d’inégalités
Le problème de « la théorie du ruissellement » est qu’elle s’accompagne d’un cercle vicieux où les inégalités économiques alimentent d’autres formes d’inégalités. Par exemple, les riches utilisent leur pouvoir économique pour influencer la politique et obtenir des avantages fiscaux ou réglementaires favorables qui consolident leur position dominante. Cela se traduit par une concentration toujours plus grande du capital, laissant moins d’espace aux nouvelles entreprises pour se développer et rivaliser.
L’influence excessive des élites économiques sur les médias contribue également à diffuser l’idée que les inégalités seraient un mal nécessaire pour stimuler l’innovation et la croissance. En glorifiant les « self-made men » et les « titans de l’industrie », on masque souvent les mécanismes structurels qui favorisent la concentration des richesses, tout en minimisant les inégalités croissantes.
Le ruissellement ou la dépendance ?
Si l’on s’en tient à « La théorie du ruissellement », il semble que le système fonctionne parfaitement : les riches s’enrichissent davantage, les inégalités se creusent, et les pauvres reçoivent quelques miettes généreuses. Les élites pourront continuer à affirmer que leurs succès profitent à tous, même si l’accroissement des inégalités suggère le contraire.
Pourquoi changer une formule qui permet aux privilégiés de continuer à prospérer aux dépens de la majorité ? Après tout, les miettes suffisent à calmer les esprits. Le ruissellement semble surtout être une manière élégante de justifier un système économique dans lequel les dés sont pipés en faveur des plus fortunés.
Plutôt que de considérer la croissance comme un phénomène globalement partagé, il serait pertinent de s’inspirer de la théorie sur « le développement inégal » de Samir Amin, qui souligne que le développement des pays centraux se fait au détriment des périphéries. Ainsi, à l’échelle nationale comme internationale, les inégalités persistent et se creusent, révélant les limites du système actuel et la nécessité de repenser la répartition des richesses pour éviter que le ruissellement ne devienne une illusion de justice économique et sociale.
En résumé, « La théorie du ruissellement » c’est l’art de faire croire aux pauvres qu’un système de goutte à goutte de miettes suffira à les nourrir, pendant que les riches festoient à la table du banquet.
À ce propos, le prix Nobel d’économie 2024 ressemble étrangement à un hommage posthume à Samir Amin- l’économiste que l’on n’a jamais jugé digne de ce prestigieux honneur. Pourtant sa théorie sur le « développement inégal » demeure plus pertinente que jamais, contrairement aux visions simplistes de ceux qui rêvent d’un mariage heureux entre démocratie et croissance économique. Il suffit de regarder du côté de la Chine pour voir à quel point ces idées romantiques s’effondrent face à la réalité : un contrexemple cinglant qui ne s’embarrasse guère des fables sur le développement harmonieux à l’occidentale.
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