Gouverner le chaos : De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.
Gouverner le chaos :
De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.
Par
Jamel
BENJEMIA
Le monde vacille au bord de l’indécision. Face au chaos grandissant, l’ancienne grammaire de la gouvernance internationale ne suffit plus. Les crises ne s’enchaînent pas, elles s’entrelacent. Elles tissent une toile d’incertitudes où chaque fil tendu — qu’il soit climatique, sanitaire, économique ou géopolitique — fait vibrer l’ensemble. Cet enchevêtrement n’a rien d’un décor figé ; il est mouvant, réactif, imprévisible. Un battement d’ailes au Sahel, et l’écho se fait sentir à Wall Street.
Ce frémissement global exige une réponse à la hauteur de l’époque. Or, la gouvernance actuelle, héritée de l’après-guerre, ressemble à un langage oublié, parlé par des institutions qui peinent à se faire entendre dans le tumulte des nations en repli. Des tours de verre se lèvent, mais les idées peinent à y trouver un abri.
Jean Pisani-Ferry, économiste français, et George Papaconstantinou, ancien ministre grec, exposent dans leur ouvrage « les nouvelles règles de jeu : comment éviter le chaos planétaire », publié aux éditions du Seuil le 18 octobre 2024, une vision audacieuse de la gouvernance mondiale. Leur approche repose sur la nécessité de réinventer les mécanismes de coopération internationale, en s’appuyant sur quatre piliers essentiels : l’intégration des expertises scientifiques, la contrainte politique, le contrôle des engagements et le financement durable des actions collectives. Cette refonte vise à renforcer l’efficacité et la crédibilité des institutions face aux défis globaux.
Pourtant cette transformation ne se fera pas sans heurts. Elle implique un partage du pouvoir entre les grandes puissances et les pays du Sud global, et surtout, une remise en question des pratiques actuelles, où les droits humains et la démocratie sont souvent instrumentalisés pour des objectifs géopolitiques inavoués.
Le décalage entre les défis globaux et la gouvernance mondiale
La gouvernance internationale, en retard d’une guerre, se contente trop souvent de réagir au lieu de prévenir. Ce décalage temporel s’explique par la lenteur des négociations diplomatiques, les compromis laborieux entre puissances rivales et l’incapacité des institutions à anticiper les chocs. Or, dans un monde où les crises se propagent à la vitesse des algorithmes, il est illusoire de croire que des structures bureaucratiques figées dans le marbre de l’après-guerre puissent affronter les dynamiques fulgurantes du XXIe siècle. Ce temps suspendu de la décision internationale est devenu l’ennemi principal de la stabilité mondiale.
La crise du Covid-19 en est une illustration emblématique. Malgré le consensus scientifique sur la nécessité d’une réponse mondiale, les États se sont précipités pour sécuriser des vaccins, souvent au détriment des pays les plus vulnérables. Ce manque de coordination et de solidarité montre que les mécanismes de gouvernance actuels ne suffisent plus. Pisani-Ferry et Papaconstantinou insistent sur la nécessité de substituer la réaction à l’anticipation, en favorisant une coopération véritablement globale, et non plus fragmentée par des intérêts nationaux.
Une nouvelle architecture pour la gouvernance mondiale
Face aux défis complexes du XXIe siècle, l’architecture de la gouvernance mondiale doit être réinventée. Plus question de superposer des institutions cloisonnées. Il s’agit désormais de concevoir une architecture de convergences, où chaque pilier- science, contrainte politique, contrôle des engagements, financement pérenne- s’entrelace avec les autres. L’image n’est plus celle d’un édifice en silos, mais celle d’un système rhizomatique, où les flux circulent librement d’un axe à l’autre.
La centralisation de l’expertise scientifique ne doit plus se limiter à la production de rapports consultatifs. À l’image du rôle du GIEC dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’expertise scientifique doit devenir prescriptive. Elle ne peut plus être une voix parmi d’autres, mais doit devenir une boussole normative, éclairant des choix où l’irréversibilité des décisions (biodiversité, santé publique) impose une action rapide.
Les négociations internationales actuelles, trop souvent figées dans des engagements déclaratoires, ont montré leurs limites. Les conférences internationales (COP) illustrent cette « liturgie des engagements ajournés ». Pour rompre avec cette logique, il est nécessaire d’introduire des accords juridiquement contraignants. Des modèles inspirés des régulations bancaires (comme le Comité de Bâle) pourraient servir de référence : des obligations de résultats, des sanctions en cas de non-respect et une surveillance continue.
Le contrôle des engagements est le garde-fou de la crédibilité. Sans suivi ni vérification, les engagements restent des promesses vides. Ce contrôle doit s’appuyer sur des institutions indépendantes, capables d’auditer et de rendre accessibles les écarts entre les promesses et les réalisations. Des outils inspirés des agences de notation climatique pourraient jouer ce rôle, instaurant une nouvelle culture de la « redevabilité ».
Enfin, aucune réforme ne peut se faire sans des moyens financiers à la hauteur des ambitions. Les actions collectives (transition énergétique, résilience sanitaire) butent trop souvent sur l’argument du « manque de moyens ». Pour briser cette barrière, il devient crucial de mettre en place des mécanismes de financement globaux, alimentés par des contributions obligatoires des États, des taxes sur les transactions numériques ou encore des prélèvements sur les émissions de CO2. Ce financement pérenne doit rompre avec la logique du « chacun pour soi », instaurant un fonds solidaire d’envergure mondiale.
De l’alibi démocratique à la sincérité des pratiques mondiales
Les interventions internationales se drapent souvent dans le noble manteau de la démocratie et des droits humains. Mais, sous la toge des valeurs universelles, se cachent des stratégies d’influence. Ce double langage, où l’on prône des principes tout en poursuivant des objectifs de puissance, érode la crédibilité des institutions. Les peuples ne sont plus dupes. Ils savent que les grands idéaux exportés servent souvent de chevaux de Troie géostratégiques.
La guerre en Syrie en est un exemple frappant. Présentée au départ comme un soulèvement populaire contre un régime dictatorial, elle est devenue un échiquier où se croisent les ambitions des grandes puissances. La Syrie est la pièce sacrifiée d’un jeu plus vaste, où se négocient des positions sur l’Ukraine et l’Iran.
Ce constat dépasse de loin le cas syrien. En Afghanistan, en Libye, en Irak ou en Afrique subsaharienne, la rhétorique humanitaire a souvent dissimulé des stratégies de domination. Ce déclin de la crédibilité est le tribut de l’hypocrisie, un coût politique que les institutions internationales ne peuvent plus se permettre de payer.
Vers une gouvernance mondiale sincère et radicale
Les défis du XXIe siècle ne tolèrent plus les demi-mesures. Le changement climatique, les inégalités criantes, les crises migratoires exigent des réponses solides et cohérentes. La sincérité devient le moteur de la légitimité internationale. Il ne s’agit pas de réformer, mais de refonder.
Chaque hypocrisie dévoilée érode l’autorité des institutions, chaque engagement non tenu l’achève. Les peuples, dans un monde ultra-connecté, voient, jugent et se souviennent. Le temps où l’on sous-estimait l’intelligence collective des populations est révolu. Seule une gouvernance sincère, où l’alibi démocratique cède la place à une politique assumée, peut restaurer la légitimité des institutions.
Le changement ne viendra pas d’en haut. Ce ne sera ni un don des puissants ni une faveur des institutions. Il surgira des crises et des révoltes silencieuses des peuples. Cette loi d’airain, selon laquelle les institutions ne changent qu’au pied du mur, s’impose aujourd’hui.
D’une contrainte imposée à un horizon partagé
Les nouvelles normes de gouvernance mondiale ne devront plus être un « fardeau à évacuer », ni le « voyageur clandestin » des puissants, mais « l’horizon ouvert » où chaque peuple, maître de son destin, forge son avenir. Seule une gouvernance plus juste, plus efficace et plus respectée pourra rendre aux institutions internationales la force d’action nécessaire.
À l’ère des interdépendances radicales, gouverner le chaos, ce n’est plus le contenir, mais en faire le levier d’une harmonie inédite.
L’architecture de convergences doit reposer sur des fondements plus profonds : la sincérité des engagements, la crédibilité des acteurs et la volonté authentique de bâtir un monde meilleur.
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