L’économie à l’épreuve du réel : Toute chose n’étant pas égale par ailleurs.
L’économie à l’épreuve du réel :
Toute chose n’étant pas égale par ailleurs.
Par
Jamel
BENJEMIA
Juchée sur les échafaudages fragiles du raisonnement humain, l’économie s’est, depuis ses origines, dotée d’outils méthodologiques visant à apprivoiser la complexité du réel. Parmi eux, le « ceteris paribus », cette formule latine signifiant « toutes choses étant égales par ailleurs », s’est imposée en pierre angulaire de la pensée économique.
En isolant certaines variables, le « ceteris paribus » a permis de disséquer les mécanismes sous-jacents aux marchés, facilitant l’émergence des concepts clés tels que l’offre et la demande.
Toutefois, cette simplification, si elle éclaire certains mécanismes, devient problématique lorsqu’elle est appliquée à des systèmes dynamiques et interconnectés. Des modèles comme le multiplicateur budgétaire keynésien ou la courbe IS-LM, fondés sur des hypothèses statiques, ont souvent occulté la dynamique réelle des économies complexes. Les politiques de « Stop and Go », issues de ces visions simplifiées, illustrent les limites d’une telle approche, menant fréquemment à des résultats contradictoires et inefficaces.
Cependant, dans un monde où les interdépendances tissent des toiles de plus en plus complexes, ce postulat vacille. Jadis, un outil d’éclairage, le « ceteris paribus » devient parfois un masque d’aveuglement. Comment espérer isoler une variable dans un univers où chaque élément influe sur l’ensemble, où l’effet papillon n’a plus rien d’une simple métaphore, mais s’affirme comme une réalité tangible ? L’économie d’aujourd’hui doit dépasser ces simplifications et embrasser la complexité qu’elle tente d’analyser, quitte à réinventer ses propres méthodes.
L’élégance trompeuse
Le « ceteris paribus » a séduit les économistes par son élégance. En immobilisant certains paramètres, il offrait une épure conceptuelle, propice à la modélisation de relations causales. La loi de l’offre et de la demande repose sur cette hypothèse : seule la variation des prix influencerait les quantités échangées.
Pourtant, cette élégance est trompeuse. Vouloir appliquer le « ceteris paribus » au réel revient à figer le mouvement des vagues pour mieux comprendre l’océan. Une hausse du prix du pétrole, par exemple, ne se résume pas à un simple renchérissement des coûts de production : elle bouleverse les politiques énergétiques, redéfinit les équilibres géopolitiques et modifie en profondeur les comportements des ménages. L’embargo de l’OPEP de 1973 ne fut pas seulement un choc pétrolier ; il inaugura un tournant stratégique, précipitant des mutations industrielles et politiques majeures.
Les théories monétaires classiques ont abusé de cette hypothèse. La célèbre courbe de Phillips, qui établit une relation inverse entre chômage et inflation, repose sur une vision statique du monde. Mais les années 1970 ont balayé cette certitude avec l’émergence de la stagflation, cette coexistence paradoxale d’une inflation élevée et d’un chômage massif. Pour expliquer ce phénomène, il a fallu intégrer de nouvelles notions : les anticipations des agents, les chocs d’offre exogènes, et surtout les effets de second tour. Parmi eux, la spirale prix-salaires s’est transformée en une véritable course-poursuite, où chaque hausse de prix entraîne une revendication salariale, nourrissant ainsi l’inflation dans une boucle sans fin.
L’interdépendance des variables
Aujourd’hui, l’économie est un réseau dense d’interactions où rien ne peut être isolé. La pandémie de COVID-19 en est une démonstration éclatante. Ce choc sanitaire, exogène à l’économie à première vue, a déclenché une cascade d’effets : chaînes d’approvisionnement désorganisées, effondrement de certains secteurs, envolée des dettes publiques et révisions stratégiques à l’échelle mondiale. À chaque étape, de nouvelles variables apparaissent, rendant toute simplification illusoire.
Les marchés financiers illustrent également cette interdépendance généralisée. La crise de 2008, née des subprimes aux États-Unis, s’est rapidement propagée à l’ensemble du secteur bancaire mondial. Ce que le « ceteris paribus » ne peut saisir, c’est cette contagion systémique, accentuée aujourd’hui par les algorithmes de trading. Réagissant en temps réel à une multitude de signaux, ces outils amplifient la volatilité et rendent les marchés plus imprévisibles que jamais.
Les crises contemporaines offrent de nouvelles preuves des limites des modèles économiques traditionnels. Le conflit au Moyen-Orient illustre l’imbrication complexe des dynamiques politiques, sociales et économiques, peu ou mal appréhendées par les modèles linéaires. Simultanément, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine redéfinissent non seulement les chaînes d’approvisionnement, mais aussi les rapports de force géopolitiques et technologiques, bousculant des paradigmes établis et entraînant des reconfigurations profondes dans les alliances internationales, avec l’avènement des BRICS, qui remettent en cause l’hégémonie traditionnelle et redessinent les contours de l’ordre mondial.
L’invasion de l’Ukraine, elle aussi, a révélé les failles des modèles classiques, incapables d’anticiper des effets domino d’une telle ampleur. Loin des simples ajustements de marché, l’envolée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires a bouleversé les équilibres géopolitiques et exacerbé les tensions sociales. Ce choc a illustré la nécessité de repenser nos outils pour intégrer les risques systémiques et les interdépendances globales.
L’élasticité-prix : un concept à réviser
L’élasticité-prix, fondée sur l’idée d’une réponse linéaire et prévisible de l’offre ou de la demande, montre aujourd’hui ses limites.
Par exemple, la demande en énergie dépend autant de facteurs géopolitiques et écologiques que des prix. De même, l’offre agricole est influencée par des aléas climatiques et des pratiques commerciales, bien au-delà des simples ajustements tarifaires.
La simplicité du « ceteris paribus » masque désormais les frictions et les non-linéarités d’un monde complexe. C’est là que les modèles dynamiques prennent tout leur sens, en embrassant l’imprévisibilité plutôt que de la nier.
Les travaux de l’économie comportementale ont montré que les consommateurs ne réagissent pas toujours de manière rationnelle. Une hausse des prix peut, par exemple, provoquer des comportements de panique ou des phénomènes de substitution imprévus, amplifiant les distorsions initiales.
Récemment, certains grands groupes ont subi les conséquences de politiques de boycott liées à la guerre au Moyen-Orient. Ces campagnes, souvent reliées par les médias sociaux, illustrent le poids croissant de l’opinion publique, et révèlent des dynamiques sociales et politiques qui échappent aux cadres d’analyse économiques traditionnels.
L’élasticité-prix rappelle que, dans un monde aussi imprévisible, le « ceteris paribus » revient à étudier un orage avec un parapluie troué.
Penser autrement
Face à ces défis, une réinvention des outils économiques s’impose. Mon modèle BASE (Behavioral, Algorithmic, Systemic et ESG) répond à cette nécessité, en associant des modèles économétriques dynamiques aux biais comportementaux, aux algorithmes et aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. En dépassant les simplifications traditionnelles, BASE offre une lecture multidimensionnelle des phénomènes économiques, essentielle pour anticiper les ruptures et bâtir la résilience.
L’économie contemporaine doit dépasser les simplifications héritées du passé. À l’image du débat philosophique sur la complexité et le réductionnisme, une question fondamentale se pose : faut-il simplifier pour comprendre, ou accepter l’incertitude comme une donnée essentielle ?
Dans le monde scientifique, le réductionnisme, en isolant les éléments pour en décrypter les relations causales, a longtemps dominé. Mais face à des systèmes complexes, où chaque composante influe sur l’ensemble, il s’avère insuffisant. L’approche systémique, en revanche, privilégie une vision holistique des interactions dynamiques, mettant en lumière les rétroactions, les effets domino et les non-linéarités.
L’économie, à son tour, doit embrasser cette complexité. Les outils analytiques comme les modèles VAR (Vector AutoRegression) répondent à cette nécessité. En captant les relations dynamiques entre multiples variables sans les isoler artificiellement, ces modèles révèlent des effets de propagation et des boucles rétroactives que les approches statiques ignorent. Ils permettent ainsi de mieux comprendre des crises globales, comme la pandémie de COVID-19 ou la guerre en Ukraine, en identifiant les interconnexions invisibles mais déterminantes.
Ainsi, l’économie peut redevenir un guide éclairé pour la prise de décision dans un univers marqué par des interdépendances croissantes. Car dans un monde où toute chose n’est décidément plus égale par ailleurs, prendre en compte les interactions systémiques n’est pas seulement un impératif, c’est une opportunité pour bâtir des modèles résilients et inclusifs. Plutôt que de simplifier le réel, l’économie de demain pourrait choisir de coévoluer avec lui, acceptant l’incertitude comme une richesse plutôt qu’un obstacle.
Dans ce monde où tout est de plus en plus interconnecté, les anciens modèles ne suffisent plus. Le système mondial, dans sa quête d’équilibre, montre que les règles d’hier n’ont plus cours. « Omnia mutantur, nihil interit » — tout change, mais rien ne périt, sauf peut-être l’illusion que tout demeure inchangé ailleurs.
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