D’un monde compté à un monde raconté : De la corbeille à Facebook
D’un monde compté à un monde raconté :
De la corbeille à Facebook
Par
Jamel
BENJEMIA
« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. » Ainsi s’exprimait l’ancien Président français, le général de Gaulle, refusant de céder aux caprices des marchés financiers, gardiens invisibles mais omniprésents d’un ordre strictement calculé. Des décennies plus tard, le Président tunisien, Kaïs Saïed martèle à son tour une autre mise en garde lucide : « L’État ne se gère pas par Facebook. » Ces deux réflexions, séparées par le temps mais unies dans leur essence, dessinent un pont entre deux âges : celui d’un univers compté, structuré par les chiffres et les flux, et celui d’un univers raconté, modelé par des récits numériques et des illusions partagées.
Dans le premier univers, les décisions étaient mesurées, soumises aux lois de la gravité économique, inscrites dans les marges des budgets et les indices des places boursières. L’ordre semblait rigide mais compréhensible, porté par une rationalité visible. Dans le second, les récits se substituent aux faits et les vérités se déforment au gré des algorithmes. L’arène du pouvoir se déplace dans des espaces numériques où les émotions surpassent la raison.
Entre ces deux mondes, le basculement est vertigineux. Là où de Gaulle voyait dans la corbeille un levier à surveiller, Saïed, lui, désigne Facebook comme une ombre insaisissable, amplifiant les désirs et les rancunes des foules. Ce n’est plus l’argent qui gouverne seul, mais l’émotion, multipliée à l’infini par des algorithmes aveugles.
Comprendre cette transition, du compté au raconté, n’est pas seulement un exercice académique : c’est une nécessité vitale. Car dans ce récit en perpétuelle réécriture, il nous appartient de discerner ce qui éclaire de ce qui trompe, ce qui construit de ce qui détruit.
De la corbeille aux mirages des marchés
Autrefois, la corbeille, sous les lustres tamisés des Bourses d’antan, était le cœur battant des nations économiques. On y échangeait des promesses et des risques, dans un ballet orchestré par des règles visibles, presque cérémoniales. L’argent y circulait comme un fluide vital, mais contenu dans les veines robustes des institutions.
Aujourd’hui, cette scène feutrée a cédé sa place à une arène numérique, dématérialisée, où les flux financiers s’échappent comme des grains de sable entre les doigts des États. Les marchés sont devenus des déserts mouvants, balayés par des vents capricieux nommés algorithmes. En un instant, des milliards changent de main, et les nations, tels des caravaniers hésitants, tâtonnent dans une tempête qu’elles ne contrôlent plus.
La financiarisation moderne n’a pas seulement effacé les frontières physiques de l’économie ; elle a dématérialisé le pouvoir. Là où il résidait autrefois dans les capitales et les institutions, il s’est dilué dans des flux insaisissables, traversant continents et fuseaux horaires à la vitesse de la lumière.
Le danger n’est plus seulement l’effondrement, mais l’effacement des nations elles-mêmes, devenues des spectres incapables de rivaliser avec des forces supranationales. Si la corbeille, autrefois un lieu tangible et animé, possédait un visage bien visible, elle s’est transformée en une ombre furtive, semblable à ces écrans d’aéroport où défilent sans fin des destinations anonymes. Tout est désormais numérique : les échanges se dissolvent dans l’éclat éphémère des pixels. Le trader, jadis figure centrale et charismatique, cède sa place à des algorithmes muets, orchestrant en coulisse une danse de chiffres à une vitesse que l’œil humain ne peut plus suivre.
Et dans ce nouveau paradigme, les États doivent réapprendre à se tenir debout, à ériger des bastions contre les mirages numériques des marchés, afin que la souveraineté, loin de n’être qu’un souvenir, redevienne une réalité tangible.
Facebook, l’écho des ombres
Les réseaux sociaux, Facebook en tête, sont devenus les nouveaux carrefours où s’échangent les illusions et les certitudes, les vérités morcelées et les mensonges éclatants. Ce ne sont plus des agoras ouvertes, mais des labyrinthes d’échos, véritables laboratoires de potins et de commérages. Là où la place publique rassemblait jadis les foules, Facebook communique à travers un mur, transformant les dialogues en monologues amplifiés, jusqu’à ce que la cacophonie devienne la norme.
Ce pouvoir, aussi insaisissable qu’omniprésent, agit comme une rivière souterraine charriant des rancunes et des fantasmes, plutôt que des idées. Sous l’apparente liberté d’expression, une orchestration algorithmique privilégie l’émotion brute à la réflexion profonde.
Plus insidieusement encore, Facebook est devenu un champ de bataille pour les faussaires de l’opinion. Chaque rumeur virale est une arme, chaque mensonge partagé un poison lent, inoculé dans le corps social jusqu’à paralyser la conscience collective.
Pour les gouvernants, le défi est colossal. Comment administrer lorsque la réalité elle-même vacille sous le poids des illusions numériques ? Comment reconstruire une souveraineté dans un monde où le citoyen perdu dans les méandres d’informations contradictoires, devient l’acteur et la victime de sa propre confusion ?
Facebook, ce miroir noir ne reflète pas ce que nous sommes, mais ce que nous craignons de devenir. Si les États ne parviennent pas à déchiffrer ses codes, le pouvoir leur échappera, tel un sable insaisissable qui glisse entre leurs doigts.
Vers une refondation de la gouvernance
Face à ces vents contraires, l’État, tel un navire balloté par des courants invisibles, doit se réinventer pour ne pas sombrer. Il ne s’agit pas de renier le progrès, mais d’apprendre à l’apprivoiser.
Il faut d’abord repenser les fondations mêmes de l’État, trop souvent fissurées par des promesses vides et des compromis corrosifs. L’administration, parfois comparée à une machine grippée, doit devenir un organisme vivant, souple et réactif, capable de répondre avec diligence aux aspirations d’un peuple qui refuse la passivité. Les lois, semblables à des voiles fatiguées, alourdies parfois par des scories scélérates, doivent être retissées avec un fil nouveau, plus proche des réalités sociales et des besoins économiques. C’est dans cette transformation que réside l’espoir d’un État capable de naviguer avec assurance, même dans les eaux les plus agitées.
Si Facebook se présente comme l’agora moderne, il ne doit pas devenir une place livrée aux mercenaires de la désinformation. Une régulation s’impose, subtile mais ferme, comme un jardinier qui taille les branches sans tuer l’arbre. Les algorithmes, ces nouvelles divinités invisibles, doivent être révélés à la lumière de la transparence et domptés pour qu’ils servent le collectif plutôt que les intérêts d’une poignée de manipulateurs.
Enfin, c’est dans la force du peuple que l’État trouvera son salut. Les citoyens, souvent réduits au silence par le bruit des polémiques et des slogans, doivent redevenir les maîtres d’œuvre de la refondation de la cité. La souveraineté n’est pas une flamme éteinte : elle sommeille, prête à être ravivée dans le cœur des patriotes.
Démystifier pour éclairer
Les forces qui dominent aujourd’hui – de Facebook à Twitter, et bien au-delà – se parent des habits séduisants de la vérité, mais cette vérité est fallacieuse, drapée dans des mensonges finement tissés. Sous couvert de nous informer, ces plateformes nous enrôlent, non pas comme citoyens éclairés, mais comme des soldats d’un combat qui n’est pas le nôtre. Chaque publication virale, chaque « tendance » amplifiée, est un appel à une mobilisation aveugle, à des causes dont les vertus sont plus proclamées qu’éprouvées.
Face à cette mécanique astucieuse, l’éducation, dans son sens le plus noble, reste notre arme la plus puissante pour démystifier ces forces occultes. Elle nous apprend à discerner l’essentiel du superflu, à résister aux manipulations, et à poser les bonnes questions. Car un esprit éveillé ne se laisse pas piéger par les slogans ni emporter par le vent des polémiques stériles.
Démystifier, c’est éclairer. Et éclairer, c’est le premier pas vers la liberté. Rejetons les vérités prêtes à consommer et exigeons la nuance. Car sans le courage de douter, aucune vérité ne saurait être sincère.
Ainsi, choisissons la plume plutôt que l’éclair, la réflexion plutôt que l’instinct, car un esprit libre ne s’emballe pas devant l’image tapageuse ni s’agenouille devant un récit trop parfait. Il explore, questionne et préfère le sentier escarpé des idées aux raccourcis séduisants des évidences, sachant que dans le clair-obscur que l’on distingue les contours du vrai.
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