Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

2025 : Le poids du présent, la chrysalide de l’avenir.                            

29 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 29/12/2024

2025 : Le poids du présent, la chrysalide de l’avenir.                                    
            
   Par

Jamel

BENJEMIA  

Le monde, tel un navire malmené par des tempêtes imprévues, entrevoit une accalmie fragile. Après des années marquées par des crises successives telles que la pandémie, les déséquilibres économiques et les bouleversements géopolitiques, l’économie mondiale semble se stabiliser. Pourtant cette éclaircie masque une houle profonde : celle des fractures grandissantes entre nations.

L’année 2024 a oscillé entre promesses et désenchantements. Tandis que les économies avancées retrouvent un semblant d’équilibre, les pays en développement s’enlisent dans un sable mouvant fait d’endettement, de pauvreté et d’instabilité. Cette disparité économique, exacerbée par les ravages du changement climatique et les inégalités sociales, projette une ombre menaçante sur l’horizon mondial.
Pourtant, sous cette ombre, l’espoir persiste. La Banque mondiale insiste sur la possibilité de relever ces défis, mais cela repose, à mon humble avis, sur deux piliers essentiels : la paix et la justice. Sans ces fondations, même les ambitions les plus grandes se briseront comme des vagues contre des récifs invisibles.

L’année 2025 apparaît comme un tournant historique, porteuse d’un double visage : l’espoir d’un redressement vers une prospérité plus inclusive et un contrat social renouvelé, mais aussi le danger de l’inaction face aux fractures mondiales et à l’urgence climatique. Tel un miroir, le monde reflète une réalité exigeant une réponse collective, immédiate et sincère.


Les blessures invisibles de la pauvreté
Derrière les chiffres glaçants - 700 millions de personnes vivant sous le seuil de l’extrême pauvreté - s’écrit une tragédie humaine silencieuse. Chaque statistique dissimule des regards éteints, des mains tendues et des rêves avortés. La pauvreté dépasse l’absence de moyens. Elle s’insinue dans chaque recoin de l’existence, qu’il s’agisse d’une école trop lointaine, d’un puits tari ou d’un corps affaibli faute de soins. Ce fléau tentaculaire, où l’absence d’un droit finit par effacer tous les autres, frappe plus d’un tiers des habitants des pays à faible revenu, particulièrement en Afrique subsaharienne. 
Face à cette réalité cruelle, l’espoir vacille mais ne s’éteint pas. Les 23,7 milliards de dollars mobilisés par l’Association Internationale de Développement, une branche du Groupe de la Banque Mondiale, constituent une promesse. Cependant, sans une volonté politique forte et une refonte audacieuse des structures économiques mondiales, ces efforts resteront vains. Chaque inégalité creuse un abîme, menaçant l’équilibre de notre humanité partagée.

L’ombre étouffante du changement climatique

L’année 2024 a vu la terre ployer sous les assauts incessants d’une nature en révolte : inondations dévastatrices, sécheresses implacables et cyclones violents. Mayotte, fragile perle de l’océan Indien, a récemment essuyé la furie du cyclone Chido. Jadis perçues comme des anomalies, ces catastrophes sont devenues des épisodes récurrents. Dans les régions à faible revenu, elles ne sont plus des intrusions passagères, mais un quotidien hostile. Chaque tempête menace de noyer l’espoir.
Malgré tout, une lueur persiste. Les 43 milliards de dollars mobilisés en 2024 par la Banque Mondiale pour l’action climatique incarnent une promesse. Cet effort, crucial mais insuffisant face à l’urgence. L’avenir exige une révolution des politiques et des pratiques : des stratégies audacieuses alliant résilience et sobriété carbone, mais surtout un engagement sincère envers les plus vulnérables, pour qu’ils ne soient pas engloutis par les vagues d’un dérèglement climatique qu’ils subissent bien plus qu’ils ne l’ont provoqué.


Le poids écrasant de la dette

Dans les pays en développement, la dette dépasse la froideur des chiffres pour devenir une ombre pesante, étouffant chaque tentative de progrès. À la fin de l’année 2023, elle atteignait la somme vertigineuse de 8 800 milliards de dollars, un montant abyssal qui pèse sur des épaules déjà fragiles. Ce lourd tribut ne se contente pas d’immobiliser ; il prive des millions d’enfants de bancs d’école, abandonne des malades dans les couloirs des dispensaires et transforme des rêves collectifs en mirages lointains. La dette mondiale écrase les individus bien avant de peser sur les États.
Mais derrière ce poids chiffré se cache une autre vérité, celle de l’absence cruelle d’une gouvernance mondiale juste et visionnaire. Les règles du jeu financier, écrites pour servir les intérêts des plus puissants, maintiennent ces nations dans une spirale d’étouffement. Une gestion de la dette plus transparente, telle que promue par la Banque mondiale, est une lueur dans l’obscurité, mais elle reste insuffisante.

L’heure n’est plus aux demi-mesures. Ce fardeau universel exige une réponse audacieuse qui repose sur une coopération internationale réinventée, guidée par la solidarité et l’équité. Seule une répartition plus juste des ressources et des responsabilités peut briser ces chaînes invisibles et libérer un avenir plus lumineux.


  L’héritage fragile des générations futures

Les enfants d’aujourd’hui hériteront des choix façonnés pour 2025. Pourtant pour beaucoup, leur destin semble déjà compromis, enlisé dans les lacunes du présent. Dans les régions les plus vulnérables du globe, leur avenir s’écrit sur un parchemin troué, où manquent des données essentielles, des chiffres pourtant vitaux pour bâtir des politiques éclairées. En Afrique subsaharienne, plus de la moitié des pays enregistrent moins de 40 % des naissances. L’absence de registres de naissance prive des millions d’enfants de reconnaissance officielle et de droits essentiels, les reléguant à une existence précaire, dépourvue de protection et d’opportunités.

 La Banque mondiale, consciente de ces lacunes béantes, s’efforce de combler le vide, mais son action ne peut être qu’un vœu pieux. Il revient aux États eux-mêmes de raviver cette flamme vacillante, en inscrivant la collecte de données au cœur de leurs priorités. Car sans ces fondations solides, les promesses d’un avenir meilleur resteront de fragiles illusions, emportées par les vents du désintérêt. L’urgence est là, celle de donner à chaque enfant une place dans l’histoire et une chance dans la vie.
Grâce à une politique de digitalisation ambitieuse, le Rwanda est parvenu à relever le défi crucial de l’enregistrement des naissances. Que cet exemple éclairant serve d’inspiration aux autres nations africaines.
Mais, une autre réalité vient assombrir le tableau. L’année 2024 a révélé une vérité insoutenable : la guerre à Gaza surpasse désormais les maladies comme première cause de la mortalité infantile. 
Chaque bombe, chaque tir, détruit bien plus qu’une vie ; il anéantit des générations, brise des avenirs et assombrit l’humanité tout entière.

Entre dangers et promesses 
L’année 2025 s’avance, tel un funambule suspendu entre les gouffres du danger et les cimes de l’espérance. Sur son fil fragile dansent les grands défis de notre temps : abolir la pauvreté qui ronge les âmes, apaiser un climat en furie, alléger le joug écrasant des dettes et forger des sociétés où règnent enfin l’égalité et la justice. Ces épreuves, vastes comme des océans, ne sont pourtant pas des murs infranchissables, mais des appels à réinventer le monde.

La paix et la justice, ces étoiles trop souvent voilées par les intérêts immédiats, doivent guider les décisions judicieuses. Comme l’a rappelé le Président de la Banque Mondiale Ajay Banga, « les prévisions ne sont pas gravées dans la pierre ». L’avenir est une argile malléable, façonnée par chaque résolution. En 2025, chaque choix peut devenir une brique pour combler les fractures ou un éclat qui approfondit les failles.

À l’aube de cette année décisive, l’humanité se trouve face à son propre miroir. Les épreuves qui s’amoncellent ne laissent aucune place à l’inaction : 2025 doit être l’année des décisions courageuses et des engagements concrets. La COP30, prévue au Brésil, sera l’occasion de renforcer les ambitions climatiques et d’adopter des mécanismes de financement adaptés aux pays les plus vulnérables. Parallèlement, les prochaines assemblées du G20 et des Nations Unies offriront des plateformes pour réformer la gouvernance mondiale, alléger le poids insoutenable des dettes et garantir un accès équitable aux ressources essentielles.
Le chemin est étroit, comme une crête fragile, mais il conduit, pour ceux qui oseront s’y aventurer, vers un horizon où le danger devient semence et l’espoir, récolte promise. Ce tournant est une épreuve, un test ultime de notre capacité collective à transformer les promesses en actions, à bâtir un avenir plus juste, plus humain et véritablement durable.

 

Lire la suite

La « destruction créatrice » : Au creuset des ruines, la forge des renaissances.                                    

22 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 22/12/2024 Publié dans #Articles

La « destruction créatrice » :

Au creuset des ruines, la forge des renaissances.                                    
            
     Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                     

Il est des révolutions qui éclatent dans le fracas des machines. À l’inverse, d’autres, plus insidieuses, avancent à pas feutrés, mues par le bal silencieux des algorithmes. À l’aube du siècle vert et du règne de l’intelligence artificielle, une double métamorphose s’amorce. Tandis que les lignes de code réécrivent le lexique du travail, les lueurs du solaire et le souffle de l’hydrogène abattent les vieilles charpentes industrielles. Ce bouleversement ne se limite pas à poser des briques neuves sur des fondations érodées, il en refond la matière au cœur de la transformation. Ainsi s’incarne, au fil de ces ruptures, le dessein schumpétérien de la « destruction créatrice ».

Mais chaque forge exige son tribut. Là où naissent les promesses d’efficacité et de durabilité se perdent des savoir-faire séculaires et des métiers jadis florissants. Là où surgissent les méga-usines de batteries électriques et les hubs de l’intelligence artificielle, se creusent en miroir des friches territoriales et des asymétries de pouvoir. Le progrès se fait combat : la « destruction créatrice » d’aujourd’hui reste-t-elle fidèle à sa promesse d’hier ? Ou bien court-elle le risque de devenir une destruction sans lendemain, sèche et brutale si elle n’est pas guidée par une gouvernance éclairée ?
Entre l’élan de l’espérance et le poids de la rupture, se joue une bataille cruciale : celle de savoir si le futur qui s’ouvre sera, au fond, créateur ou non.

Comprendre la « destruction créatrice »

Pour mieux saisir le sens profond de ce tourbillon de ruptures, il convient d’abord de revenir à l’essence même du concept forgé par Joseph Schumpeter. La « destruction créatrice » ne se contente pas de secouer l’ancien monde : elle le renverse pour instaurer un ordre inédit. Ce prisme projette une lumière crue et implacable sur les bouleversements en cours sous l’effet conjugué de l’Intelligence Artificielle (IA) et de la transition énergétique.

Là où l’IA automatise la décision et simule l’imprévisible, les énergies vertes refondent l’architecture énergétique des économies mondiales. Ce double mouvement incarne l’essence même de la « destruction créatrice ». Il abat les métiers routiniers, ensevelit des savoir-faire techniques et emporte des filières entières dans le vent de l’obsolescence. Toute fin porte en elle la promesse d’un commencement. De nouveaux métiers émergent, tels que les experts en mégadonnées, les éthiciens de l’intelligence artificielle, les ingénieurs de l’hydrogène ou les techniciens du recyclage des panneaux solaires.
Ainsi, ce cycle, à la fois inexorable et fécond, redessine les contours d’un avenir où chaque ruine devient la graine d’un renouveau, tel un sol fertile des forêts calcinées où germent de jeunes pousses.
Pourtant, Schumpeter lui-même n’avait pu prévoir la fulgurance des bouleversements contemporains. Là où les anciennes révolutions industrielles s’étiraient sur des décennies, l’IA et la transition verte forcent les entreprises à se réinventer en un éclair. La course est d’autant plus âpre pour les travailleurs, dont les compétences s’érodent plus rapidement qu’ils ne peuvent les renouveler. Il ne s’agit plus de tourner une page, mais de changer tout le livre. C’est un saut d’époque, et non un simple saut de chapitre.
Ces ruptures ne se limitent pas au champ économique. Elles touchent la sphère sociale, creusent les inégalités et polarisent le marché du travail. 

Opportunités et risques

À ce stade, la question de savoir si la « destruction créatrice » actuelle sert le progrès collectif ou renforce le pouvoir de quelques acteurs dominants trouve une réponse ambivalente. Certes, l’IA et la transition énergétique ouvrent des horizons immenses, mais dans leurs sillages se cachent les embryons d’un déséquilibre. L’enjeu, dès lors, n’est pas de subir cette transformation, mais de l’orienter.
D’une part, des perspectives lumineuses se profilent. Les énergies vertes offrent la promesse d’une souveraineté énergétique recouvrée, libérant les nations de leur dépendance aux hydrocarbures importés. Les réseaux électriques intelligents (Smart Grids) transforment l’intermittence des énergies renouvelables en atout de flexibilité. L’IA optimise la maintenance prédictive, affûte la gestion des flux d’énergie et ouvre la voie à de nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mobilités intelligentes, d’agriculture de précision ou de médecine personnalisée. Ces innovations, loin de se limiter au domaine économique, posent les fondations d’une nouvelle soutenabilité environnementale.

D’autre part, l’envers du tableau se fait plus sombre. L’IA, concentrant les profits dans les mains de quelques géants technologiques, instaure un régime de quasi-féodalité économique, où les seigneurs du numérique règnent sur des foules de précaires. La transition énergétique désosse les bastions industriels du passé, transformant certains territoires en déserts d’emploi. La promesse de reconversion se heurte au mur de la réalité, bien plus rude que les engagements initiaux ne l’avaient laissé espérer. La destruction est immédiate, la création, incertaine et différée. Ce décalage temporel amplifie la précarité et le délitement social.

À la croisée de l’économique et du politique se joue un risque fatal. Le danger, ici, est de confondre la marche et la chute, de croire qu’on avance alors qu’on vacille. Car livrer la « destruction créatrice » à la « main invisible » du marché, c’est courir le risque d’une destruction sèche où seuls les plus agiles survivent. À l’inverse, une gouvernance éclairée, capable d’orienter la transition, de la baliser par des régulations et des soutiens ciblés, peut faire de ce tumulte une symphonie. L’avenir, alors, ne serait plus le domaine réservé de quelques privilégiés, mais le bien commun d’une société en mouvement.

Vers une gouvernance éclairée

Or, si la « destruction créatrice » se veut moteur du progrès, elle ne saurait se réduire à une dynamique aveugle et incontrôlée. La question n’est plus de savoir si l’on doit accompagner cette transformation, mais comment la gouverner pour qu’elle profite au plus grand nombre.
Pour répondre à cet enjeu, trois piliers doivent structurer l’action : former, réguler, inclure.
La première exigence est celle de la formation et de la reconversion. Face à l’obsolescence rapide des compétences, il ne suffit plus de « laisser faire » mais il faut « faire savoir et faire savoir faire ». La formation continue doit s’ériger en droit imprescriptible, fil d’Ariane tissé tout au long de la vie. Elle offre à chacun la chance de s’orienter au gré des vents du changement et d’accoster sur les rivages des filières d’avenir. Les entreprises, quant à elles, doivent être tenues à un devoir de requalification active.
 Réguler les acteurs dominants, c’est poser la clé de voûte de cet édifice fragile. Les grands groupes, qui contrôlent les algorithmes et les plateformes d’intelligence artificielle, doivent être soumis à des obligations de transparence et de partage des bénéfices. Les champions de la transition énergétique ne peuvent capter seuls les rentes issues de la révolution verte. Par la fiscalité, la régulation de la concurrence ou la conditionnalité des subventions, il s’agit de soustraire le progrès à l’hégémonie de quelques-uns. 

Enfin, la gouvernance ne peut se faire sans sincérité et inclusion. Les populations, souvent exclues des décisions, doivent devenir des parties prenantes réelles des transformations. Cela suppose la fin des alibis démocratiques où les consultations ne sont que de façade. Une gouvernance sincère implique de reconnaître les coûts du changement, de les partager équitablement et de faire des citoyens des acteurs, et non des spectateurs.


Il est des feux qui consument et des feux qui éclairent.


 La « destruction créatrice » à l’ère de l’intelligence artificielle et des énergies vertes oscille entre ces deux flammes. Elle brûle les certitudes, efface les frontières du possible et délaisse des métiers, des terres et des hommes. Mais elle éclaire aussi les sentiers d’une réinvention. Entre brasier et flambeau, le choix ne peut être laissé au hasard.
L’histoire ne se souvient jamais des spectateurs, mais des faiseurs : ceux qui transforment la rupture en renaissance. Ne laissons pas l’ère de l’IA et des énergies vertes se lire comme une disparition. Faisons d’elle le roman d’une réinvention, et non l’épitaphe d’une époque révolue.
C’est à nous, acteurs de ce monde en mutation, de choisir entre une route de déclin ou de régénération, entre un avenir qui consume ou celui qui éclaire.

Lire la suite

Gouverner le chaos : De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.

15 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 15/12/2024 Publié dans #Articles

Gouverner le chaos :
De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.                                    
            
Par

Jamel

BENJEMIA                                
                
                                               

Le monde vacille au bord de l’indécision. Face au chaos grandissant, l’ancienne grammaire de la gouvernance internationale ne suffit plus. Les crises ne s’enchaînent pas, elles s’entrelacent. Elles tissent une toile d’incertitudes où chaque fil tendu — qu’il soit climatique, sanitaire, économique ou géopolitique — fait vibrer l’ensemble. Cet enchevêtrement n’a rien d’un décor figé ; il est mouvant, réactif, imprévisible. Un battement d’ailes au Sahel, et l’écho se fait sentir à Wall Street.
Ce frémissement global exige une réponse à la hauteur de l’époque. Or, la gouvernance actuelle, héritée de l’après-guerre, ressemble à un langage oublié, parlé par des institutions qui peinent à se faire entendre dans le tumulte des nations en repli. Des tours de verre se lèvent, mais les idées peinent à y trouver un abri.
Jean Pisani-Ferry, économiste français, et George Papaconstantinou, ancien ministre grec, exposent dans leur ouvrage « les nouvelles règles de jeu : comment éviter le chaos planétaire », publié aux éditions du Seuil le 18 octobre 2024, une vision audacieuse de la gouvernance mondiale. Leur approche repose sur la nécessité de réinventer les mécanismes de coopération internationale, en s’appuyant sur quatre piliers essentiels : l’intégration des expertises scientifiques, la contrainte politique, le contrôle des engagements et le financement durable des actions collectives. Cette refonte vise à renforcer l’efficacité et la crédibilité des institutions face aux défis globaux.
Pourtant cette transformation ne se fera pas sans heurts. Elle implique un partage du pouvoir entre les grandes puissances et les pays du Sud global, et surtout, une remise en question des pratiques actuelles, où les droits humains et la démocratie sont souvent instrumentalisés pour des objectifs géopolitiques inavoués.


Le décalage entre les défis globaux et la gouvernance mondiale

La gouvernance internationale, en retard d’une guerre, se contente trop souvent de réagir au lieu de prévenir. Ce décalage temporel s’explique par la lenteur des négociations diplomatiques, les compromis laborieux entre puissances rivales et l’incapacité des institutions à anticiper les chocs. Or, dans un monde où les crises se propagent à la vitesse des algorithmes, il est illusoire de croire que des structures bureaucratiques figées dans le marbre de l’après-guerre puissent affronter les dynamiques fulgurantes du XXIe siècle. Ce temps suspendu de la décision internationale est devenu l’ennemi principal de la stabilité mondiale.
La crise du Covid-19 en est une illustration emblématique. Malgré le consensus scientifique sur la nécessité d’une réponse mondiale, les États se sont précipités pour sécuriser des vaccins, souvent au détriment des pays les plus vulnérables. Ce manque de coordination et de solidarité montre que les mécanismes de gouvernance actuels ne suffisent plus. Pisani-Ferry et Papaconstantinou insistent sur la nécessité de substituer la réaction à l’anticipation, en favorisant une coopération véritablement globale, et non plus fragmentée par des intérêts nationaux.


Une nouvelle architecture pour la gouvernance mondiale


Face aux défis complexes du XXIe siècle, l’architecture de la gouvernance mondiale doit être réinventée. Plus question de superposer des institutions cloisonnées. Il s’agit désormais de concevoir une architecture de convergences, où chaque pilier- science, contrainte politique, contrôle des engagements, financement pérenne- s’entrelace avec les autres. L’image n’est plus celle d’un édifice en silos, mais celle d’un système rhizomatique, où les flux circulent librement d’un axe à l’autre.
La centralisation de l’expertise scientifique ne doit plus se limiter à la production de rapports consultatifs. À l’image du rôle du GIEC dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’expertise scientifique doit devenir prescriptive. Elle ne peut plus être une voix parmi d’autres, mais doit devenir une boussole normative, éclairant des choix où l’irréversibilité des décisions (biodiversité, santé publique) impose une action rapide.
Les négociations internationales actuelles, trop souvent figées dans des engagements déclaratoires, ont montré leurs limites. Les conférences internationales (COP) illustrent cette « liturgie des engagements ajournés ». Pour rompre avec cette logique, il est nécessaire d’introduire des accords juridiquement contraignants. Des modèles inspirés des régulations bancaires (comme le Comité de Bâle) pourraient servir de référence : des obligations de résultats, des sanctions en cas de non-respect et une surveillance continue.
Le contrôle des engagements est le garde-fou de la crédibilité. Sans suivi ni vérification, les engagements restent des promesses vides. Ce contrôle doit s’appuyer sur des institutions indépendantes, capables d’auditer et de rendre accessibles les écarts entre les promesses et les réalisations. Des outils inspirés des agences de notation climatique pourraient jouer ce rôle, instaurant une nouvelle culture de la « redevabilité ».
Enfin, aucune réforme ne peut se faire sans des moyens financiers à la hauteur des ambitions. Les actions collectives (transition énergétique, résilience sanitaire) butent trop souvent sur l’argument du « manque de moyens ». Pour briser cette barrière, il devient crucial de mettre en place des mécanismes de financement globaux, alimentés par des contributions obligatoires des États, des taxes sur les transactions numériques ou encore des prélèvements sur les émissions de CO2. Ce financement pérenne doit rompre avec la logique du « chacun pour soi », instaurant un fonds solidaire d’envergure mondiale.


De l’alibi démocratique à la sincérité des pratiques mondiales


Les interventions internationales se drapent souvent dans le noble manteau de la démocratie et des droits humains. Mais, sous la toge des valeurs universelles, se cachent des stratégies d’influence. Ce double langage, où l’on prône des principes tout en poursuivant des objectifs de puissance, érode la crédibilité des institutions. Les peuples ne sont plus dupes. Ils savent que les grands idéaux exportés servent souvent de chevaux de Troie géostratégiques.
La guerre en Syrie en est un exemple frappant. Présentée au départ comme un soulèvement populaire contre un régime dictatorial, elle est devenue un échiquier où se croisent les ambitions des grandes puissances. La Syrie est la pièce sacrifiée d’un jeu plus vaste, où se négocient des positions sur l’Ukraine et l’Iran.
Ce constat dépasse de loin le cas syrien. En Afghanistan, en Libye, en Irak ou en Afrique subsaharienne, la rhétorique humanitaire a souvent dissimulé des stratégies de domination. Ce déclin de la crédibilité est le tribut de l’hypocrisie, un coût politique que les institutions internationales ne peuvent plus se permettre de payer. 

 

Vers une gouvernance mondiale sincère et radicale


Les défis du XXIe siècle ne tolèrent plus les demi-mesures. Le changement climatique, les inégalités criantes, les crises migratoires exigent des réponses solides et cohérentes. La sincérité devient le moteur de la légitimité internationale. Il ne s’agit pas de réformer, mais de refonder.
Chaque hypocrisie dévoilée érode l’autorité des institutions, chaque engagement non tenu l’achève. Les peuples, dans un monde ultra-connecté, voient, jugent et se souviennent. Le temps où l’on sous-estimait l’intelligence collective des populations est révolu. Seule une gouvernance sincère, où l’alibi démocratique cède la place à une politique assumée, peut restaurer la légitimité des institutions.
Le changement ne viendra pas d’en haut. Ce ne sera ni un don des puissants ni une faveur des institutions. Il surgira des crises et des révoltes silencieuses des peuples. Cette loi d’airain, selon laquelle les institutions ne changent qu’au pied du mur, s’impose aujourd’hui.

D’une contrainte imposée à un horizon partagé


Les nouvelles normes de gouvernance mondiale ne devront plus être un « fardeau à évacuer », ni le « voyageur clandestin » des puissants, mais « l’horizon ouvert » où chaque peuple, maître de son destin, forge son avenir. Seule une gouvernance plus juste, plus efficace et plus respectée pourra rendre aux institutions internationales la force d’action nécessaire.
À l’ère des interdépendances radicales, gouverner le chaos, ce n’est plus le contenir, mais en faire le levier d’une harmonie inédite.
L’architecture de convergences doit reposer sur des fondements plus profonds : la sincérité des engagements, la crédibilité des acteurs et la volonté authentique de bâtir un monde meilleur.

Lire la suite

L’économie à l’épreuve du réel : Toute chose n’étant pas égale par ailleurs.

8 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS Publié dans #Articles

L’économie à l’épreuve du réel :
Toute chose n’étant pas égale par ailleurs.  
                                 
            
 Par

Jamel

BENJEMIA                                
                    
                               

Juchée sur les échafaudages fragiles du raisonnement humain, l’économie s’est, depuis ses origines, dotée d’outils méthodologiques visant à apprivoiser la complexité du réel. Parmi eux, le « ceteris paribus », cette formule latine signifiant « toutes choses étant égales par ailleurs », s’est imposée en pierre angulaire de la pensée économique.
En isolant certaines variables, le « ceteris paribus » a permis de disséquer les mécanismes sous-jacents aux marchés, facilitant l’émergence des concepts clés tels que l’offre et la demande. 
Toutefois, cette simplification, si elle éclaire certains mécanismes, devient problématique lorsqu’elle est appliquée à des systèmes dynamiques et interconnectés. Des modèles comme le multiplicateur budgétaire keynésien ou la courbe IS-LM, fondés sur des hypothèses statiques, ont souvent occulté la dynamique réelle des économies complexes. Les politiques de « Stop and Go », issues de ces visions simplifiées, illustrent les limites d’une telle approche, menant fréquemment à des résultats contradictoires et inefficaces.

Cependant, dans un monde où les interdépendances tissent des toiles de plus en plus complexes, ce postulat vacille. Jadis, un outil d’éclairage, le « ceteris paribus » devient parfois un masque d’aveuglement. Comment espérer isoler une variable dans un univers où chaque élément influe sur l’ensemble, où l’effet papillon n’a plus rien d’une simple métaphore, mais s’affirme comme une réalité tangible ?  L’économie d’aujourd’hui doit dépasser ces simplifications et embrasser la complexité qu’elle tente d’analyser, quitte à réinventer ses propres méthodes.

L’élégance trompeuse 
Le « ceteris paribus » a séduit les économistes par son élégance. En immobilisant certains paramètres, il offrait une épure conceptuelle, propice à la modélisation de relations causales. La loi de l’offre et de la demande repose sur cette hypothèse : seule la variation des prix influencerait les quantités échangées.
Pourtant, cette élégance est trompeuse. Vouloir appliquer le « ceteris paribus » au réel revient à figer le mouvement des vagues pour mieux comprendre l’océan. Une hausse du prix du pétrole, par exemple, ne se résume pas à un simple renchérissement des coûts de production : elle bouleverse les politiques énergétiques, redéfinit les équilibres géopolitiques et modifie en profondeur les comportements des ménages. L’embargo de l’OPEP de 1973 ne fut pas seulement un choc pétrolier ; il inaugura un tournant stratégique, précipitant des mutations industrielles et politiques majeures.
Les théories monétaires classiques ont abusé de cette hypothèse. La célèbre courbe de Phillips, qui établit une relation inverse entre chômage et inflation, repose sur une vision statique du monde. Mais les années 1970 ont balayé cette certitude avec l’émergence de la stagflation, cette coexistence paradoxale d’une inflation élevée et d’un chômage massif. Pour expliquer ce phénomène, il a fallu intégrer de nouvelles notions : les anticipations des agents, les chocs d’offre exogènes, et surtout les effets de second tour. Parmi eux, la spirale prix-salaires s’est transformée en une véritable course-poursuite, où chaque hausse de prix entraîne une revendication salariale, nourrissant ainsi l’inflation dans une boucle sans fin.


L’interdépendance des variables 
Aujourd’hui, l’économie est un réseau dense d’interactions où rien ne peut être isolé. La pandémie de COVID-19 en est une démonstration éclatante. Ce choc sanitaire, exogène à l’économie à première vue, a déclenché une cascade d’effets : chaînes d’approvisionnement désorganisées, effondrement de certains secteurs, envolée des dettes publiques et révisions stratégiques à l’échelle mondiale. À chaque étape, de nouvelles variables apparaissent, rendant toute simplification illusoire.


Les marchés financiers illustrent également cette interdépendance généralisée. La crise de 2008, née des subprimes aux États-Unis, s’est rapidement propagée à l’ensemble du secteur bancaire mondial. Ce que le « ceteris paribus » ne peut saisir, c’est cette contagion systémique, accentuée aujourd’hui par les algorithmes de trading. Réagissant en temps réel à une multitude de signaux, ces outils amplifient la volatilité et rendent les marchés plus imprévisibles que jamais.


Les crises contemporaines offrent de nouvelles preuves des limites des modèles économiques traditionnels. Le conflit au Moyen-Orient illustre l’imbrication complexe des dynamiques politiques, sociales et économiques, peu ou mal appréhendées par les modèles linéaires. Simultanément, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine redéfinissent non seulement les chaînes d’approvisionnement, mais aussi les rapports de force géopolitiques et technologiques, bousculant des paradigmes établis et entraînant des reconfigurations profondes dans les alliances internationales, avec l’avènement des BRICS, qui remettent en cause l’hégémonie traditionnelle et redessinent les contours de l’ordre mondial. 


L’invasion de l’Ukraine, elle aussi, a révélé les failles des modèles classiques, incapables d’anticiper des effets domino d’une telle ampleur. Loin des simples ajustements de marché, l’envolée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires a bouleversé les équilibres géopolitiques et exacerbé les tensions sociales. Ce choc a illustré la nécessité de repenser nos outils pour intégrer les risques systémiques et les interdépendances globales.


L’élasticité-prix : un concept à réviser
L’élasticité-prix, fondée sur l’idée d’une réponse linéaire et prévisible de l’offre ou de la demande, montre aujourd’hui ses limites.
Par exemple, la demande en énergie dépend autant de facteurs géopolitiques et écologiques que des prix. De même, l’offre agricole est influencée par des aléas climatiques et des pratiques commerciales, bien au-delà des simples ajustements tarifaires.
La simplicité du « ceteris paribus » masque désormais les frictions et les non-linéarités d’un monde complexe. C’est là que les modèles dynamiques prennent tout leur sens, en embrassant l’imprévisibilité plutôt que de la nier.
Les travaux de l’économie comportementale ont montré que les consommateurs ne réagissent pas toujours de manière rationnelle. Une hausse des prix peut, par exemple, provoquer des comportements de panique ou des phénomènes de substitution imprévus, amplifiant les distorsions initiales.
Récemment, certains grands groupes ont subi les conséquences de politiques de boycott liées à la guerre au Moyen-Orient. Ces campagnes, souvent reliées par les médias sociaux, illustrent le poids croissant de l’opinion publique, et révèlent des dynamiques sociales et politiques qui échappent aux cadres d’analyse économiques traditionnels. 
L’élasticité-prix rappelle que, dans un monde aussi imprévisible, le « ceteris paribus » revient à étudier un orage avec un parapluie troué.

Penser autrement
Face à ces défis, une réinvention des outils économiques s’impose. Mon modèle BASE (Behavioral, Algorithmic, Systemic et ESG) répond à cette nécessité, en associant des modèles économétriques dynamiques aux biais comportementaux, aux algorithmes et aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. En dépassant les simplifications traditionnelles, BASE offre une lecture multidimensionnelle des phénomènes économiques, essentielle pour anticiper les ruptures et bâtir la résilience.
L’économie contemporaine doit dépasser les simplifications héritées du passé. À l’image du débat philosophique sur la complexité et le réductionnisme, une question fondamentale se pose : faut-il simplifier pour comprendre, ou accepter l’incertitude comme une donnée essentielle ?
Dans le monde scientifique, le réductionnisme, en isolant les éléments pour en décrypter les relations causales, a longtemps dominé. Mais face à des systèmes complexes, où chaque composante influe sur l’ensemble, il s’avère insuffisant. L’approche systémique, en revanche, privilégie une vision holistique des interactions dynamiques, mettant en lumière les rétroactions, les effets domino et les non-linéarités.
L’économie, à son tour, doit embrasser cette complexité. Les outils analytiques comme les modèles VAR (Vector AutoRegression) répondent à cette nécessité. En captant les relations dynamiques entre multiples variables sans les isoler artificiellement, ces modèles révèlent des effets de propagation et des boucles rétroactives que les approches statiques ignorent. Ils permettent ainsi de mieux comprendre des crises globales, comme la pandémie de COVID-19 ou la guerre en Ukraine, en identifiant les interconnexions invisibles mais déterminantes.
Ainsi, l’économie peut redevenir un guide éclairé pour la prise de décision dans un univers marqué par des interdépendances croissantes. Car dans un monde où toute chose n’est décidément plus égale par ailleurs, prendre en compte les interactions systémiques n’est pas seulement un impératif, c’est une opportunité pour bâtir des modèles résilients et inclusifs. Plutôt que de simplifier le réel, l’économie de demain pourrait choisir de coévoluer avec lui, acceptant l’incertitude comme une richesse plutôt qu’un obstacle.
Dans ce monde où tout est de plus en plus interconnecté, les anciens modèles ne suffisent plus. Le système mondial, dans sa quête d’équilibre, montre que les règles d’hier n’ont plus cours.  « Omnia mutantur, nihil interit » — tout change, mais rien ne périt, sauf peut-être l’illusion que tout demeure inchangé ailleurs.

Lire la suite

L’économie en quête de sens : Une allégorie au chevet du monde.

1 Décembre 2024 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS Publié dans #Articles

L’économie en quête de sens :
Une allégorie au chevet du monde.                                    
            
Par

Jamel

BENJEMIA                    
 

Dans un salon intemporel, baigné d’une lumière douce, où se mêlent l’éclat des idées et l’ombre des désaccords, les grandes figures de la pensée économique se retrouvent. Adam Smith, Karl Marx, John Maynard Keynes, Joseph Schumpeter et bien d’autres, convoqués au-delà du temps, sont réunis pour analyser un monde en proie à des turbulences sans précédent. Guerres aux ramifications planétaires, crise climatique d’une intensité alarmante, inégalités croissantes et pauvreté endémique : tels sont les défis urgents auxquels le monde est confronté. Face à ces fléaux, chacun mobilise ses outils intellectuels, hérités de traditions et contextes divers, mais tous convergent vers un objectif commun : éclairer un avenir incertain.
Le dialogue qui s’engage transcende les siècles et les écoles de pensée. Les principes du libre-échange s’affrontent aux critiques du capitalisme, tandis que l’intervention étatique débat avec les vertus supposées du marché. Entre la foi dans l’innovation portée par Schumpeter et la quête de stabilité prônée par Fisher, des trajectoires souvent parallèles mais parfois contradictoires, s’entrelacent dans une danse d’idées. Ce débat imaginaire devient une quête multidimensionnelle visant à surmonter une crise touchant autant l’économie que l’humanité.


La foi dans le marché

Avec la gravité d’un sage, Adam Smith (1723-1790), père du libéralisme économique, ouvre le bal. Sa voix, empreinte d’une sérénité bienveillante, fait l’éloge du marché autorégulé, cette fameuse « main invisible » qui orchestre harmonieusement les intérêts individuels pour le bien commun :
 « La liberté des échanges, dit-il, est le socle sur lequel repose la prospérité des nations. En poursuivant son propre intérêt, chaque individu contribue, sans le savoir, au bien commun. »
À ses côtés, David Ricardo (1772-1823), plus austère, acquiesce. Il ajoute, d’un ton professoral : « Cependant, pour que cet équilibre perdure, les nations doivent se spécialiser en fonction de leurs avantages comparatifs spécifiques. Le commerce international, loin d’être un jeu à somme nulle, est une source de paix et d’enrichissement mutuel, à condition qu’il repose sur des règles justes. »

La critique du capitalisme

La salle, jusque-là attentive, se tend lorsque Karl Marx (1818-1883) prend la parole. Sa voix, grave et passionnée, tranche avec les discours précédents : « Cette vision est séduisante, certes, mais elle masque une réalité brutale : le capitalisme, tel qu’il existe, n’est qu’un vaste mécanisme d’exploitation. Les travailleurs, aliénés, ne récoltent pas les fruits de leur labeur. Le capital accumulé par une minorité se fait au détriment de la majorité. » Marx insiste sur la nécessité d’une révolution des rapports de production, appelant à abolir les inégalités structurelles.
Un silence pesant s’installe, rapidement brisé par John Maynard Keynes (1883-1946), dont l’approche pragmatique vient tempérer les ardeurs révolutionnaires : « Si je partage certaines de vos inquiétudes, Monsieur Marx, je crois en la capacité des institutions à corriger les excès du capitalisme sans pour autant en renverser les fondations. L’intervention de l’État, lorsqu’elle est bien calibrée, peut stimuler l’économie en temps de crise et garantir une certaine justice sociale. Même Madame Merkel, icône de l’orthodoxie budgétaire, a récemment brisé le dogme en déclarant son soutien à un assouplissement des règles encadrant la dette publique, notamment pour permettre des investissements dans des infrastructures stratégiques. Plus keynésienne qu’elle, je meurs, Monsieur Marx ! Pensons à l’avenir : un investissement massif dans l’éducation, la santé, les réseaux de transport et la transition écologique, est le levier dont nous avons besoin. »

L’innovation comme moteur du progrès

Les mots de Keynes trouvent un écho chez Joseph Schumpeter (1883-1950), qui, d’un geste vif, se lève à son tour :
 « Le progrès naît toujours du chaos, affirme-t-il. Ce que vous appelez crise, je le perçois comme une opportunité de renouveau. L’innovation détruit les anciens modèles, mais elle en crée de nouveaux, plus adaptés aux besoins contemporains. Cette destruction créatrice est le moteur du développement. Cependant, pour que cette dynamique fonctionne, nous devons encourager les entrepreneurs, les visionnaires, et ceux qui osent prendre des risques. »
D’un geste mesuré, Irving Fisher (1867-1947) intervient pour recentrer le débat : « Schumpeter a raison sur l’importance de l’innovation, mais n’oublions pas que l’instabilité financière peut réduire à néant les meilleures initiatives. La régulation des marchés, en particulier la gestion de la dette et des taux d’intérêt, est cruciale pour éviter les crises systémiques. La volatilité n’est pas seulement une conséquence du marché libre ; elle est souvent exacerbée par des comportements spéculatifs qu’il convient de contenir. »


La liberté au cœur du débat

Dans un coin de la salle, Friedrich Hayek (1899-1992) et Milton Friedman (1912-2006) échangent un regard complice avant de prendre tour à tour la parole. Hayek, d’abord, rappelle : « La liberté est le fondement de toute prospérité durable. Lorsque l’État intervient trop, il fausse les signaux du marché, créant des inefficacités qui nuisent à tous. La planification centrale est une chimère dangereuse. »  Friedman renchérit : « Laisser aux individus le soin de choisir, de créer, d’échanger librement est la clé. Les marchés libres, bien qu’imparfaits, restent le meilleur moyen de garantir la croissance et l’innovation. »
Ce discours libéral trouve un contrepoint chez Paul Samuelson (1915-2009), dont la voix posée invite à la nuance :
« Hayek et Friedman ont raison de valoriser la liberté, mais ignorer les externalités négatives serait une erreur. Le marché ne peut corriger à lui seul les déséquilibres sociaux ou environnementaux. Nous devons donc trouver un équilibre : réguler suffisamment pour éviter les dérives, tout en préservant les incitations à l’innovation. »


Une vision humaniste de l’économie

Dans un élan presque poétique, Alfred Marshall (1842-1924) prend le relais :
 « L’économie ne saurait être réduite à des chiffres et des courbes. Elle est d’abord une science humaine. Si nous voulons bâtir une société prospère, nous devons investir dans le capital humain : éducation, santé, conditions de travail. La richesse d’une nation repose autant sur ses ressources que sur le bien-être de ses citoyens. »
À mesure que les voix s’élèvent et s’entrelacent, un fil rouge apparaît : la conviction que la diversité des approches est une force. Loin de s’annuler, ces perspectives complémentaires offrent un prisme riche pour analyser et résoudre les crises contemporaines. Adam Smith et Karl Marx, malgré leurs divergences, semblent se rejoindre dans un constat implicite : l’économie est un outil, au service de l’humanité, et non l’inverse.
Keynes, d’une voix presque murmurée, conclut : « Ce n’est qu’en croisant nos idées que nous pourrons transcender les défis. Car, si je peux avoir tort seul, ensemble, nous avons la capacité d’avoir raison. »
Ainsi, le véritable remède aux maux du monde ne réside pas dans une doctrine unique, mais dans l’harmonie des idées, dans la rencontre féconde entre pragmatisme et utopie. Chaque pensée, telle une note isolée, peut sembler incomplète ; mais, lorsqu’elle s’harmonise avec d’autres dans une synchronisation subliminale, elle compose une symphonie capable d’apaiser les turbulences économiques et sociales.
Si l’économie, souvent perçue comme une science froide et distante, trouve ici une chaleur nouvelle, c’est grâce à une confiance dans l’intelligence collective et la convergence des forces vives. Car, isolé, chacun peut vaciller dans l’ombre de l’erreur, mais unis, nous avons le pouvoir d’éclairer une vérité plus vaste et d’ouvrir des sentiers inexplorés. Le monde, fragile comme une écorce fissurée par le temps, n’attend pas de pansements éphémères ni de greffons inappropriés, mais une vision renouvelée, profonde et audacieuse. De ce foisonnement d’idées, porté par des bâtisseurs éclairés, émergeront des solutions capables d’instaurer un équilibre fécond et durable.
Ainsi, bien que Monsieur Keynes ait rappelé, avec un brin d’ironie, « qu’à long terme, nous serons tous morts », il n’en demeure pas moins que le véritable fléau de notre époque réside dans les solutions à courte vue et les demi-mesures.
Ce dialogue imaginaire devient alors bien plus qu’un simple exercice intellectuel : il se mue en un appel vibrant à conjuguer savoir et volonté pour réinventer l’économie au service du bien commun.
Car l’avenir, s’il est incertain, ne peut se construire qu’en puisant dans la richesse de notre diversité intellectuelle et en osant des solutions à la hauteur des défis.

 

Lire la suite