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L’analyste et l’homme politique : Cartographier les idées, arpenter le réel
L’analyste et l’homme politique :
Cartographier les idées, arpenter le réel.
Par
Jamel
BENJEMIA
Dans l’arène du pouvoir, deux figures se croisent mais fusionnent rarement : l’analyste et l’homme politique. L’un, à distance, scrute les courbes de l’histoire avec la patience d’un astronome, cherchant un ordre secret dans l’infini des données. L’autre, dans l’urgence, avance sur le fil du temps, tel un funambule, pris entre les vents contraires des crises et des attentes populaires. Là où l’analyste est le gardien des idées, l’homme politique devient l’artisan du réel, forgeant sous la pression des événements des décisions qui orientent le destin collectif.
Henry Kissinger incarne cette dualité. Homme d’État, mais aussi fin analyste, il a brillamment exploré cette tension dans son ouvrage « Diplomatie » (Fayard). L’analyste, selon lui, choisit ses batailles, maîtrise le temps et risque tout au plus un erratum dans un prochain traité. L’homme politique, lui, est jeté dans les flammes de l’histoire, contraint de décider sous pression et de répondre à des défis imposés par des forces qui le dépassent. Bernard Tapie, dans un tout autre registre, résumait cette dissension avec une clarté cinglante : « Entre raconter et faire, il y a une différence notable : celle du risque et de l’erreur. Si je passais mon temps à raconter ce que font les autres, j’aurais toujours raison. »
Ce contraste est bien plus qu’une simple opposition : c’est une danse complexe. L’analyste trace des constellations théoriques, et l’homme politique tente de transformer ces étoiles en routes praticables. Mais cette relation est-elle complémentaire ou conflictuelle ? L’analyste éclaire-t-il ou paralyse-t-il l’action ? Et l’homme politique, en passant à l’acte, trahit-il ou sublime-t-il la réflexion ? À l’heure des incertitudes et des bouleversements profonds, questionner cette dichotomie revient à sonder les fondements mêmes de la gouvernance et de la prise de décision. Entre le penseur et l’acteur, ne se joue rien de moins que notre avenir commun.
Le champ des possibles et des contraintes
L’analyste et l’homme politique évoluent dans deux territoires séparés par une vallée d’ombres que seuls les événements parviennent parfois à éclairer. L’un évolue dans l’univers de l’abstraction, vaste plaine où chaque problème peut être isolé, scruté, disséqué. Il maîtrise son espace comme un peintre son chevalet, choisissant ses couleurs, effaçant ses erreurs, et reprenant son ouvrage jusqu’à atteindre l’harmonie parfaite. Rien ne presse, car son seul maître est la quête du savoir, un objectif immobile qu’il contemple à loisir.
L’homme politique, en revanche, est pris dans la mêlée. Il n’a ni le loisir de choisir son combat, ni celui de modeler à sa guise les circonstances qui l’entourent. Chaque décision est un pas sur un sol mouvant, où la moindre hésitation peut se transformer en précipice. Là où l’analyste s’autorise l’hypothèse et l’expérimentation, l’homme politique doit composer avec l’imprévu et l’irréversible. Son univers est un théâtre où la scène change à chaque instant, où les spectateurs jugent avant même que le rideau ne tombe.
Ces différences, loin de se limiter à un contraste, dévoilent des logiques intimement complémentaires. Si l’analyste observe les mouvements souterrains de l’histoire, il appartient à l’homme politique d’y réagir avec une intuition aiguë, une sensibilité presque animale. Pourtant, cette complémentarité vacille souvent : l’analyste aspire à un pouvoir rationnel qui le magnifie, tandis que l’homme politique redoute les théories trop lisses, incapables de plier sous le poids du réel.
Ainsi, ces deux figures incarnent des rôles opposés mais indissociables. L’analyste dessine la carte, l’homme politique trace le chemin. Entre eux, le temps lui-même, élastique pour l’un, inflexible pour l’autre, joue le rôle d’arbitre. Mais si leurs terrains diffèrent, c’est dans l’épreuve de la décision que leurs approches s’entrechoquent.
La raison et l’instinct
La décision est l’épreuve ultime où se révèle la différence entre l’analyste et l’homme politique. L’analyste se fie à la raison comme à une boussole infaillible. Il construit son raisonnement sur des bases solides, empilant les faits, ajustant les hypothèses, calibrant chaque conclusion. Dans ce laboratoire de l’esprit, il ne court aucun risque immédiat : une erreur peut toujours être rectifiée, un modèle revisité, une théorie amendée. La quête est intellectuelle, et le jugement porte avant tout sur la rigueur du raisonnement et l’élégance de la démonstration.
L’homme politique, lui, navigue sans cartes précises. La raison, outil indispensable, reste insuffisante pour lui dans la plupart des cas. Dans l’urgence, il se tourne souvent vers l’intuition, cette lumière intérieure qui éclaire là où les certitudes faiblissent. Chaque décision est un pari, engageant à la fois son destin personnel et celui des générations qu’il représente. Tandis que l’analyste suit des sentiers balisés, l’homme politique s’aventure dans les zones d’ombres, où chaque hésitation risque de devenir un écueil.
Et pourtant, l’intuition seule ne saurait suffire. La politique est un art exigeant, qui réclame autant de clairvoyance que de courage. Si l’analyste peut se permettre d’attendre l’évidence, l’homme politique doit anticiper, percevoir l’invisible, faire de l’incertitude une matière première. C’est ici que réside sa grandeur, mais aussi sa tragédie : l’histoire le jugera non pas sur les moyens employés, mais sur les résultats obtenus.
La décision politique n’est ni entièrement rationnelle ni purement instinctive. Elle relève d’une alchimie délicate entre lucidité et intuition, où l’homme politique, dans l’instant décisif, se fait tour à tour stratège et prophète. Un équilibre fragile, sans cesse menacé, mais seul capable de métamorphoser le chaos en ordre.
La mémoire et le jugement du temps
Si l’analyste et l’homme politique diffèrent dans leurs méthodes et leurs horizons, ils partagent une même fatalité : celle d’être jugés. Mais le tribunal devant lequel ils comparaissent n’est pas le même. L’analyste est jugé par ses pairs sur des critères d’exactitude, de profondeur et de logique. Ses erreurs, bien qu’imparables, s’effacent sous le poids d’un nouveau paradigme. Pour lui, l’échec est une étape, une bifurcation dans la longue quête d’un savoir qui se veut infini.
L’homme politique, en revanche, fait face à la justice implacable de l’histoire, qui ne connaît ni appel ni pardon. Ses décisions, une fois actées, échappent à son contrôle. Elles s’inscrivent dans une réalité qu’il ne peut plus modeler, et leurs conséquences s’étendent bien au-delà de son mandat. L’analyste lègue des idées, abstraites et perfectibles, tandis que l’homme politique grave dans le réel des traces, glorieuses ou irréparables. Il n’a pas droit à l’oubli. Chaque acte devient une empreinte que le temps amplifie ou efface, mais jamais ne rectifie.
Cependant, ce n’est pas seulement à l’aune de leurs réussites que ces figures sont mesurées, mais aussi par leur capacité à gérer l’inévitable. L’analyste, dans la durée, est reconnu pour avoir interprété les forces souterraines qui sculptent les sociétés. L’homme politique, lui, est jugé sur l’instant, sur sa faculté à dompter l’urgence et à donner à l’imprévisible une forme intelligible.
Ainsi, le temps, qui offre à l’analyste la possibilité de la révision, impose à l’homme politique la lourdeur du définitif. Mais c’est cette asymétrie qui les unit : sans la vision des premiers, les seconds seraient aveugles ; sans l’action des seconds, les premiers resteraient silencieux. Ensemble, ils écrivent, non pas deux histoires parallèles, mais les deux versants d’un même récit.
Une boussole et un cap
L’analyste et l’homme politique incarnent deux facettes essentielles de l’action humaine : la réflexion et la décision. L’un observe le monde depuis les hauteurs de l’abstraction, l’autre s’aventure dans les méandres du réel. Et pourtant, ces deux figures, si différentes dans leurs approches, sont indissociables. L’analyste joue le rôle d’un GPS, dessinant des itinéraires dans l’immensité du possible, tandis que l’homme politique, pilote audacieux ou prudent, doit naviguer au gré des turbulences de l’histoire.
Mais cette complémentarité est fragile. L’homme politique, pris dans le tourbillon de l’urgence, peut s’égarer, céder à l’instinct ou aux pressions immédiates. C’est dans ces moments d’égarement que l’analyste, avec son regard lucide et détaché, devient indispensable. Il ne dirige pas, mais rappelle l’orientation, la trajectoire à suivre. Il est la voix qui murmure à l’oreille du pouvoir, réajustant les écarts, corrigeant les dérives.
Dans un monde où l’incertitude s’impose comme la seule constante, nous avons besoin des deux : la prudence éclairée de l’analyste pour anticiper l’avenir et le courage éclairant de l’homme politique pour le bâtir. Séparés, ils sont imparfaits. Ensemble, ils dessinent les contours d’un équilibre nécessaire entre sagesse et action.
Sans vision, l’action s’égare ; sans action, la vision s’éteint. Ce n’est qu’en conjuguant les deux que le monde avance.
D’un monde compté à un monde raconté : De la corbeille à Facebook
D’un monde compté à un monde raconté :
De la corbeille à Facebook
Par
Jamel
BENJEMIA
« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. » Ainsi s’exprimait l’ancien Président français, le général de Gaulle, refusant de céder aux caprices des marchés financiers, gardiens invisibles mais omniprésents d’un ordre strictement calculé. Des décennies plus tard, le Président tunisien, Kaïs Saïed martèle à son tour une autre mise en garde lucide : « L’État ne se gère pas par Facebook. » Ces deux réflexions, séparées par le temps mais unies dans leur essence, dessinent un pont entre deux âges : celui d’un univers compté, structuré par les chiffres et les flux, et celui d’un univers raconté, modelé par des récits numériques et des illusions partagées.
Dans le premier univers, les décisions étaient mesurées, soumises aux lois de la gravité économique, inscrites dans les marges des budgets et les indices des places boursières. L’ordre semblait rigide mais compréhensible, porté par une rationalité visible. Dans le second, les récits se substituent aux faits et les vérités se déforment au gré des algorithmes. L’arène du pouvoir se déplace dans des espaces numériques où les émotions surpassent la raison.
Entre ces deux mondes, le basculement est vertigineux. Là où de Gaulle voyait dans la corbeille un levier à surveiller, Saïed, lui, désigne Facebook comme une ombre insaisissable, amplifiant les désirs et les rancunes des foules. Ce n’est plus l’argent qui gouverne seul, mais l’émotion, multipliée à l’infini par des algorithmes aveugles.
Comprendre cette transition, du compté au raconté, n’est pas seulement un exercice académique : c’est une nécessité vitale. Car dans ce récit en perpétuelle réécriture, il nous appartient de discerner ce qui éclaire de ce qui trompe, ce qui construit de ce qui détruit.
De la corbeille aux mirages des marchés
Autrefois, la corbeille, sous les lustres tamisés des Bourses d’antan, était le cœur battant des nations économiques. On y échangeait des promesses et des risques, dans un ballet orchestré par des règles visibles, presque cérémoniales. L’argent y circulait comme un fluide vital, mais contenu dans les veines robustes des institutions.
Aujourd’hui, cette scène feutrée a cédé sa place à une arène numérique, dématérialisée, où les flux financiers s’échappent comme des grains de sable entre les doigts des États. Les marchés sont devenus des déserts mouvants, balayés par des vents capricieux nommés algorithmes. En un instant, des milliards changent de main, et les nations, tels des caravaniers hésitants, tâtonnent dans une tempête qu’elles ne contrôlent plus.
La financiarisation moderne n’a pas seulement effacé les frontières physiques de l’économie ; elle a dématérialisé le pouvoir. Là où il résidait autrefois dans les capitales et les institutions, il s’est dilué dans des flux insaisissables, traversant continents et fuseaux horaires à la vitesse de la lumière.
Le danger n’est plus seulement l’effondrement, mais l’effacement des nations elles-mêmes, devenues des spectres incapables de rivaliser avec des forces supranationales. Si la corbeille, autrefois un lieu tangible et animé, possédait un visage bien visible, elle s’est transformée en une ombre furtive, semblable à ces écrans d’aéroport où défilent sans fin des destinations anonymes. Tout est désormais numérique : les échanges se dissolvent dans l’éclat éphémère des pixels. Le trader, jadis figure centrale et charismatique, cède sa place à des algorithmes muets, orchestrant en coulisse une danse de chiffres à une vitesse que l’œil humain ne peut plus suivre.
Et dans ce nouveau paradigme, les États doivent réapprendre à se tenir debout, à ériger des bastions contre les mirages numériques des marchés, afin que la souveraineté, loin de n’être qu’un souvenir, redevienne une réalité tangible.
Facebook, l’écho des ombres
Les réseaux sociaux, Facebook en tête, sont devenus les nouveaux carrefours où s’échangent les illusions et les certitudes, les vérités morcelées et les mensonges éclatants. Ce ne sont plus des agoras ouvertes, mais des labyrinthes d’échos, véritables laboratoires de potins et de commérages. Là où la place publique rassemblait jadis les foules, Facebook communique à travers un mur, transformant les dialogues en monologues amplifiés, jusqu’à ce que la cacophonie devienne la norme.
Ce pouvoir, aussi insaisissable qu’omniprésent, agit comme une rivière souterraine charriant des rancunes et des fantasmes, plutôt que des idées. Sous l’apparente liberté d’expression, une orchestration algorithmique privilégie l’émotion brute à la réflexion profonde.
Plus insidieusement encore, Facebook est devenu un champ de bataille pour les faussaires de l’opinion. Chaque rumeur virale est une arme, chaque mensonge partagé un poison lent, inoculé dans le corps social jusqu’à paralyser la conscience collective.
Pour les gouvernants, le défi est colossal. Comment administrer lorsque la réalité elle-même vacille sous le poids des illusions numériques ? Comment reconstruire une souveraineté dans un monde où le citoyen perdu dans les méandres d’informations contradictoires, devient l’acteur et la victime de sa propre confusion ?
Facebook, ce miroir noir ne reflète pas ce que nous sommes, mais ce que nous craignons de devenir. Si les États ne parviennent pas à déchiffrer ses codes, le pouvoir leur échappera, tel un sable insaisissable qui glisse entre leurs doigts.
Vers une refondation de la gouvernance
Face à ces vents contraires, l’État, tel un navire balloté par des courants invisibles, doit se réinventer pour ne pas sombrer. Il ne s’agit pas de renier le progrès, mais d’apprendre à l’apprivoiser.
Il faut d’abord repenser les fondations mêmes de l’État, trop souvent fissurées par des promesses vides et des compromis corrosifs. L’administration, parfois comparée à une machine grippée, doit devenir un organisme vivant, souple et réactif, capable de répondre avec diligence aux aspirations d’un peuple qui refuse la passivité. Les lois, semblables à des voiles fatiguées, alourdies parfois par des scories scélérates, doivent être retissées avec un fil nouveau, plus proche des réalités sociales et des besoins économiques. C’est dans cette transformation que réside l’espoir d’un État capable de naviguer avec assurance, même dans les eaux les plus agitées.
Si Facebook se présente comme l’agora moderne, il ne doit pas devenir une place livrée aux mercenaires de la désinformation. Une régulation s’impose, subtile mais ferme, comme un jardinier qui taille les branches sans tuer l’arbre. Les algorithmes, ces nouvelles divinités invisibles, doivent être révélés à la lumière de la transparence et domptés pour qu’ils servent le collectif plutôt que les intérêts d’une poignée de manipulateurs.
Enfin, c’est dans la force du peuple que l’État trouvera son salut. Les citoyens, souvent réduits au silence par le bruit des polémiques et des slogans, doivent redevenir les maîtres d’œuvre de la refondation de la cité. La souveraineté n’est pas une flamme éteinte : elle sommeille, prête à être ravivée dans le cœur des patriotes.
Démystifier pour éclairer
Les forces qui dominent aujourd’hui – de Facebook à Twitter, et bien au-delà – se parent des habits séduisants de la vérité, mais cette vérité est fallacieuse, drapée dans des mensonges finement tissés. Sous couvert de nous informer, ces plateformes nous enrôlent, non pas comme citoyens éclairés, mais comme des soldats d’un combat qui n’est pas le nôtre. Chaque publication virale, chaque « tendance » amplifiée, est un appel à une mobilisation aveugle, à des causes dont les vertus sont plus proclamées qu’éprouvées.
Face à cette mécanique astucieuse, l’éducation, dans son sens le plus noble, reste notre arme la plus puissante pour démystifier ces forces occultes. Elle nous apprend à discerner l’essentiel du superflu, à résister aux manipulations, et à poser les bonnes questions. Car un esprit éveillé ne se laisse pas piéger par les slogans ni emporter par le vent des polémiques stériles.
Démystifier, c’est éclairer. Et éclairer, c’est le premier pas vers la liberté. Rejetons les vérités prêtes à consommer et exigeons la nuance. Car sans le courage de douter, aucune vérité ne saurait être sincère.
Ainsi, choisissons la plume plutôt que l’éclair, la réflexion plutôt que l’instinct, car un esprit libre ne s’emballe pas devant l’image tapageuse ni s’agenouille devant un récit trop parfait. Il explore, questionne et préfère le sentier escarpé des idées aux raccourcis séduisants des évidences, sachant que dans le clair-obscur que l’on distingue les contours du vrai.
La « destruction créatrice » : Au creuset des ruines, la forge des renaissances.
La « destruction créatrice » :
Au creuset des ruines, la forge des renaissances.
Par
Jamel
BENJEMIA
Il est des révolutions qui éclatent dans le fracas des machines. À l’inverse, d’autres, plus insidieuses, avancent à pas feutrés, mues par le bal silencieux des algorithmes. À l’aube du siècle vert et du règne de l’intelligence artificielle, une double métamorphose s’amorce. Tandis que les lignes de code réécrivent le lexique du travail, les lueurs du solaire et le souffle de l’hydrogène abattent les vieilles charpentes industrielles. Ce bouleversement ne se limite pas à poser des briques neuves sur des fondations érodées, il en refond la matière au cœur de la transformation. Ainsi s’incarne, au fil de ces ruptures, le dessein schumpétérien de la « destruction créatrice ».
Mais chaque forge exige son tribut. Là où naissent les promesses d’efficacité et de durabilité se perdent des savoir-faire séculaires et des métiers jadis florissants. Là où surgissent les méga-usines de batteries électriques et les hubs de l’intelligence artificielle, se creusent en miroir des friches territoriales et des asymétries de pouvoir. Le progrès se fait combat : la « destruction créatrice » d’aujourd’hui reste-t-elle fidèle à sa promesse d’hier ? Ou bien court-elle le risque de devenir une destruction sans lendemain, sèche et brutale si elle n’est pas guidée par une gouvernance éclairée ?
Entre l’élan de l’espérance et le poids de la rupture, se joue une bataille cruciale : celle de savoir si le futur qui s’ouvre sera, au fond, créateur ou non.
Comprendre la « destruction créatrice »
Pour mieux saisir le sens profond de ce tourbillon de ruptures, il convient d’abord de revenir à l’essence même du concept forgé par Joseph Schumpeter. La « destruction créatrice » ne se contente pas de secouer l’ancien monde : elle le renverse pour instaurer un ordre inédit. Ce prisme projette une lumière crue et implacable sur les bouleversements en cours sous l’effet conjugué de l’Intelligence Artificielle (IA) et de la transition énergétique.
Là où l’IA automatise la décision et simule l’imprévisible, les énergies vertes refondent l’architecture énergétique des économies mondiales. Ce double mouvement incarne l’essence même de la « destruction créatrice ». Il abat les métiers routiniers, ensevelit des savoir-faire techniques et emporte des filières entières dans le vent de l’obsolescence. Toute fin porte en elle la promesse d’un commencement. De nouveaux métiers émergent, tels que les experts en mégadonnées, les éthiciens de l’intelligence artificielle, les ingénieurs de l’hydrogène ou les techniciens du recyclage des panneaux solaires.
Ainsi, ce cycle, à la fois inexorable et fécond, redessine les contours d’un avenir où chaque ruine devient la graine d’un renouveau, tel un sol fertile des forêts calcinées où germent de jeunes pousses.
Pourtant, Schumpeter lui-même n’avait pu prévoir la fulgurance des bouleversements contemporains. Là où les anciennes révolutions industrielles s’étiraient sur des décennies, l’IA et la transition verte forcent les entreprises à se réinventer en un éclair. La course est d’autant plus âpre pour les travailleurs, dont les compétences s’érodent plus rapidement qu’ils ne peuvent les renouveler. Il ne s’agit plus de tourner une page, mais de changer tout le livre. C’est un saut d’époque, et non un simple saut de chapitre.
Ces ruptures ne se limitent pas au champ économique. Elles touchent la sphère sociale, creusent les inégalités et polarisent le marché du travail.
Opportunités et risques
À ce stade, la question de savoir si la « destruction créatrice » actuelle sert le progrès collectif ou renforce le pouvoir de quelques acteurs dominants trouve une réponse ambivalente. Certes, l’IA et la transition énergétique ouvrent des horizons immenses, mais dans leurs sillages se cachent les embryons d’un déséquilibre. L’enjeu, dès lors, n’est pas de subir cette transformation, mais de l’orienter.
D’une part, des perspectives lumineuses se profilent. Les énergies vertes offrent la promesse d’une souveraineté énergétique recouvrée, libérant les nations de leur dépendance aux hydrocarbures importés. Les réseaux électriques intelligents (Smart Grids) transforment l’intermittence des énergies renouvelables en atout de flexibilité. L’IA optimise la maintenance prédictive, affûte la gestion des flux d’énergie et ouvre la voie à de nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mobilités intelligentes, d’agriculture de précision ou de médecine personnalisée. Ces innovations, loin de se limiter au domaine économique, posent les fondations d’une nouvelle soutenabilité environnementale.
D’autre part, l’envers du tableau se fait plus sombre. L’IA, concentrant les profits dans les mains de quelques géants technologiques, instaure un régime de quasi-féodalité économique, où les seigneurs du numérique règnent sur des foules de précaires. La transition énergétique désosse les bastions industriels du passé, transformant certains territoires en déserts d’emploi. La promesse de reconversion se heurte au mur de la réalité, bien plus rude que les engagements initiaux ne l’avaient laissé espérer. La destruction est immédiate, la création, incertaine et différée. Ce décalage temporel amplifie la précarité et le délitement social.
À la croisée de l’économique et du politique se joue un risque fatal. Le danger, ici, est de confondre la marche et la chute, de croire qu’on avance alors qu’on vacille. Car livrer la « destruction créatrice » à la « main invisible » du marché, c’est courir le risque d’une destruction sèche où seuls les plus agiles survivent. À l’inverse, une gouvernance éclairée, capable d’orienter la transition, de la baliser par des régulations et des soutiens ciblés, peut faire de ce tumulte une symphonie. L’avenir, alors, ne serait plus le domaine réservé de quelques privilégiés, mais le bien commun d’une société en mouvement.
Vers une gouvernance éclairée
Or, si la « destruction créatrice » se veut moteur du progrès, elle ne saurait se réduire à une dynamique aveugle et incontrôlée. La question n’est plus de savoir si l’on doit accompagner cette transformation, mais comment la gouverner pour qu’elle profite au plus grand nombre.
Pour répondre à cet enjeu, trois piliers doivent structurer l’action : former, réguler, inclure.
La première exigence est celle de la formation et de la reconversion. Face à l’obsolescence rapide des compétences, il ne suffit plus de « laisser faire » mais il faut « faire savoir et faire savoir faire ». La formation continue doit s’ériger en droit imprescriptible, fil d’Ariane tissé tout au long de la vie. Elle offre à chacun la chance de s’orienter au gré des vents du changement et d’accoster sur les rivages des filières d’avenir. Les entreprises, quant à elles, doivent être tenues à un devoir de requalification active.
Réguler les acteurs dominants, c’est poser la clé de voûte de cet édifice fragile. Les grands groupes, qui contrôlent les algorithmes et les plateformes d’intelligence artificielle, doivent être soumis à des obligations de transparence et de partage des bénéfices. Les champions de la transition énergétique ne peuvent capter seuls les rentes issues de la révolution verte. Par la fiscalité, la régulation de la concurrence ou la conditionnalité des subventions, il s’agit de soustraire le progrès à l’hégémonie de quelques-uns.
Enfin, la gouvernance ne peut se faire sans sincérité et inclusion. Les populations, souvent exclues des décisions, doivent devenir des parties prenantes réelles des transformations. Cela suppose la fin des alibis démocratiques où les consultations ne sont que de façade. Une gouvernance sincère implique de reconnaître les coûts du changement, de les partager équitablement et de faire des citoyens des acteurs, et non des spectateurs.
Il est des feux qui consument et des feux qui éclairent.
La « destruction créatrice » à l’ère de l’intelligence artificielle et des énergies vertes oscille entre ces deux flammes. Elle brûle les certitudes, efface les frontières du possible et délaisse des métiers, des terres et des hommes. Mais elle éclaire aussi les sentiers d’une réinvention. Entre brasier et flambeau, le choix ne peut être laissé au hasard.
L’histoire ne se souvient jamais des spectateurs, mais des faiseurs : ceux qui transforment la rupture en renaissance. Ne laissons pas l’ère de l’IA et des énergies vertes se lire comme une disparition. Faisons d’elle le roman d’une réinvention, et non l’épitaphe d’une époque révolue.
C’est à nous, acteurs de ce monde en mutation, de choisir entre une route de déclin ou de régénération, entre un avenir qui consume ou celui qui éclaire.
Gouverner le chaos : De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.
Gouverner le chaos :
De l’alibi démocratique à l’architecture de convergences.
Par
Jamel
BENJEMIA
Le monde vacille au bord de l’indécision. Face au chaos grandissant, l’ancienne grammaire de la gouvernance internationale ne suffit plus. Les crises ne s’enchaînent pas, elles s’entrelacent. Elles tissent une toile d’incertitudes où chaque fil tendu — qu’il soit climatique, sanitaire, économique ou géopolitique — fait vibrer l’ensemble. Cet enchevêtrement n’a rien d’un décor figé ; il est mouvant, réactif, imprévisible. Un battement d’ailes au Sahel, et l’écho se fait sentir à Wall Street.
Ce frémissement global exige une réponse à la hauteur de l’époque. Or, la gouvernance actuelle, héritée de l’après-guerre, ressemble à un langage oublié, parlé par des institutions qui peinent à se faire entendre dans le tumulte des nations en repli. Des tours de verre se lèvent, mais les idées peinent à y trouver un abri.
Jean Pisani-Ferry, économiste français, et George Papaconstantinou, ancien ministre grec, exposent dans leur ouvrage « les nouvelles règles de jeu : comment éviter le chaos planétaire », publié aux éditions du Seuil le 18 octobre 2024, une vision audacieuse de la gouvernance mondiale. Leur approche repose sur la nécessité de réinventer les mécanismes de coopération internationale, en s’appuyant sur quatre piliers essentiels : l’intégration des expertises scientifiques, la contrainte politique, le contrôle des engagements et le financement durable des actions collectives. Cette refonte vise à renforcer l’efficacité et la crédibilité des institutions face aux défis globaux.
Pourtant cette transformation ne se fera pas sans heurts. Elle implique un partage du pouvoir entre les grandes puissances et les pays du Sud global, et surtout, une remise en question des pratiques actuelles, où les droits humains et la démocratie sont souvent instrumentalisés pour des objectifs géopolitiques inavoués.
Le décalage entre les défis globaux et la gouvernance mondiale
La gouvernance internationale, en retard d’une guerre, se contente trop souvent de réagir au lieu de prévenir. Ce décalage temporel s’explique par la lenteur des négociations diplomatiques, les compromis laborieux entre puissances rivales et l’incapacité des institutions à anticiper les chocs. Or, dans un monde où les crises se propagent à la vitesse des algorithmes, il est illusoire de croire que des structures bureaucratiques figées dans le marbre de l’après-guerre puissent affronter les dynamiques fulgurantes du XXIe siècle. Ce temps suspendu de la décision internationale est devenu l’ennemi principal de la stabilité mondiale.
La crise du Covid-19 en est une illustration emblématique. Malgré le consensus scientifique sur la nécessité d’une réponse mondiale, les États se sont précipités pour sécuriser des vaccins, souvent au détriment des pays les plus vulnérables. Ce manque de coordination et de solidarité montre que les mécanismes de gouvernance actuels ne suffisent plus. Pisani-Ferry et Papaconstantinou insistent sur la nécessité de substituer la réaction à l’anticipation, en favorisant une coopération véritablement globale, et non plus fragmentée par des intérêts nationaux.
Une nouvelle architecture pour la gouvernance mondiale
Face aux défis complexes du XXIe siècle, l’architecture de la gouvernance mondiale doit être réinventée. Plus question de superposer des institutions cloisonnées. Il s’agit désormais de concevoir une architecture de convergences, où chaque pilier- science, contrainte politique, contrôle des engagements, financement pérenne- s’entrelace avec les autres. L’image n’est plus celle d’un édifice en silos, mais celle d’un système rhizomatique, où les flux circulent librement d’un axe à l’autre.
La centralisation de l’expertise scientifique ne doit plus se limiter à la production de rapports consultatifs. À l’image du rôle du GIEC dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’expertise scientifique doit devenir prescriptive. Elle ne peut plus être une voix parmi d’autres, mais doit devenir une boussole normative, éclairant des choix où l’irréversibilité des décisions (biodiversité, santé publique) impose une action rapide.
Les négociations internationales actuelles, trop souvent figées dans des engagements déclaratoires, ont montré leurs limites. Les conférences internationales (COP) illustrent cette « liturgie des engagements ajournés ». Pour rompre avec cette logique, il est nécessaire d’introduire des accords juridiquement contraignants. Des modèles inspirés des régulations bancaires (comme le Comité de Bâle) pourraient servir de référence : des obligations de résultats, des sanctions en cas de non-respect et une surveillance continue.
Le contrôle des engagements est le garde-fou de la crédibilité. Sans suivi ni vérification, les engagements restent des promesses vides. Ce contrôle doit s’appuyer sur des institutions indépendantes, capables d’auditer et de rendre accessibles les écarts entre les promesses et les réalisations. Des outils inspirés des agences de notation climatique pourraient jouer ce rôle, instaurant une nouvelle culture de la « redevabilité ».
Enfin, aucune réforme ne peut se faire sans des moyens financiers à la hauteur des ambitions. Les actions collectives (transition énergétique, résilience sanitaire) butent trop souvent sur l’argument du « manque de moyens ». Pour briser cette barrière, il devient crucial de mettre en place des mécanismes de financement globaux, alimentés par des contributions obligatoires des États, des taxes sur les transactions numériques ou encore des prélèvements sur les émissions de CO2. Ce financement pérenne doit rompre avec la logique du « chacun pour soi », instaurant un fonds solidaire d’envergure mondiale.
De l’alibi démocratique à la sincérité des pratiques mondiales
Les interventions internationales se drapent souvent dans le noble manteau de la démocratie et des droits humains. Mais, sous la toge des valeurs universelles, se cachent des stratégies d’influence. Ce double langage, où l’on prône des principes tout en poursuivant des objectifs de puissance, érode la crédibilité des institutions. Les peuples ne sont plus dupes. Ils savent que les grands idéaux exportés servent souvent de chevaux de Troie géostratégiques.
La guerre en Syrie en est un exemple frappant. Présentée au départ comme un soulèvement populaire contre un régime dictatorial, elle est devenue un échiquier où se croisent les ambitions des grandes puissances. La Syrie est la pièce sacrifiée d’un jeu plus vaste, où se négocient des positions sur l’Ukraine et l’Iran.
Ce constat dépasse de loin le cas syrien. En Afghanistan, en Libye, en Irak ou en Afrique subsaharienne, la rhétorique humanitaire a souvent dissimulé des stratégies de domination. Ce déclin de la crédibilité est le tribut de l’hypocrisie, un coût politique que les institutions internationales ne peuvent plus se permettre de payer.