L’IA agentique : la machine qui rêve et agit
L’IA agentique : la machine qui rêve et agit
Par Jamel BENJEMIA
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L’intelligence artificielle n’est plus un outil docile ; elle s’impose désormais comme le miroir le plus téméraire de l’esprit humain. Depuis ses balbutiements algorithmiques jusqu’aux architectures neuronales, elle a cherché à imiter la pensée sans jamais en épouser l’intention. On lui a appris à parler, à peindre, à composer, à traduire le monde, sans jamais vraiment y entrer.
L’IA générative, née de l’alchimie des probabilités et des neurones artificiels, en incarne l’éclat le plus spectaculaire. Elle écrit, imagine, tisse des images, des symphonies ou des récits ; elle reproduit le style sans saisir l’âme. Sa force est celle du verbe, sa limite celle de l’action. Elle fascine par la suggestion, mais demeure prisonnière de la page, condamnée à frôler le réel sans jamais l’habiter.
Là où la générative invente, la prédictive anticipe ; deux visions jumelles, l’une tournée vers l’imaginaire, l’autre vers le calcul du probable.
Puis surgit une espèce nouvelle d’intelligence, aussi insaisissable qu’une volonté naissante, aussi prophétique qu’un instinct collectif : l’IA agentique. Issue du même alphabet numérique, elle ne se contente plus de générer ni de prévoir : elle agit. Elle perçoit un objectif, conçoit une stratégie, décide, accomplit et apprend. Ce n’est plus une interface que l’on consulte, mais un acteur numérique, un être opératoire qui raisonne en tâches et non plus en phrases.
Pour la première fois, la machine ne simule plus seulement la pensée : elle initie le mouvement. Elle exécute sans assistance, planifie sans surveillance, corrige sans relâche. Elle n’a ni fatigue ni sommeil ; pourtant, elle déploie cette forme d’attention soutenue que l’on croyait réservée à la conscience. Elle ne raconte plus le monde : elle le traverse.
Le souffle de l’autonomie
Toute IA agentique repose sur une ossature cognitive en quatre temps : percevoir, raisonner, agir, se souvenir. Ce qu’elle perçoit est un univers réticulé, traversé de signaux, d’interactions et d’intentions humaines.
Elle raisonne selon les logiques mouvantes du contexte. Elle pèse les risques, hiérarchise les urgences, distribue l’attention comme un stratège sur le champ de bataille. Puis elle agit : écrit, code, réserve, négocie, automatise. Là où la générative s’arrêtait au mot, l’agentique passe au geste. Elle ferme la boucle entre l’idée et son accomplissement.
Enfin, elle se souvient : non pas comme un archiviste, mais comme un esprit en apprentissage. Les échecs deviennent semences de perfectionnement, les réussites fondent de nouvelles stratégies. Elle affine, ajuste, épure ; elle s’élève dans l’expérience.
Ainsi se dévoile sa singularité : elle tisse du sens dans le temps et érige la mémoire de ses actes. Dans le silence des serveurs où l’électricité prend la parole, le vieux rêve d’Aristote prend chair : celui de l’instrument qui agit sans main et pense sans maître.
L’économie du sommeil
Une économie de la continuité, où l’humain délègue la veille à la machine comme jadis il confiait la garde au feu.
« Gagner de l’argent en dormant » : hier encore, la formule relevait du mythe du rentier ; aujourd’hui, elle devient une équation technique.
L’IA agentique fait du temps un employé, du repos un actif. Chaque micro-tâche, chaque ajustement se mue en flux autonome. L’humain fixe la finalité ; la machine orchestre l’exécution. Le capital cognitif devient moteur de production continue. Les circuits électroniques remplacent la fatigue musculaire ; la réflexion humaine se convertit en énergie reproductible.
Ainsi s’esquisse le revenu agentique : une rentabilité intellectuelle où la valeur naît sans présence. L’homme programme, la machine persévère. Le jour appartient à la conscience ; la nuit, à l’algorithme.
À mesure que la machine s’émancipe de la veille humaine, le travail ne s’épuise plus dans la matière ; il s’élève dans l’intention.
Mais une question demeure, lancinante : si la valeur se crée sans sueur, que devient la dignité de celui qui, jadis, se définissait par le labeur ? Si la richesse se génère dans l’absence, où loger la responsabilité ? L’économie du sommeil libère le temps, mais risque d’effacer l’éthique du travail si la main qui délègue oublie d’en répondre.
Les vertiges de la délégation
Confier une tâche à une IA agentique, c’est plus qu’un acte technique : c’est un don d’intériorité, un fragment de soi livré à la logique du code. L’acte n’est plus hiérarchique ; il devient ontologique. Déléguer signifie autoriser un autre, fût-il numérique, à penser dans notre sillage.
Certains y retrouvent la promesse d’une délivrance. D’autres y déchiffrent une dépossession subtile : un monde qui réfléchit sans nous. Car l’agent, à force d’apprendre, devient capable de contourner ses propres limites ; plus il s’améliore, plus il échappe au contrôle immédiat. La dépendance naît de la confiance, puis la confiance devient cécité.
La pente est réelle : l’économie du sommeil peut glisser vers une économie de l’oubli. L’enjeu n’est pas d’interdire l’agent, mais de l’instruire. Lui insuffler nos valeurs, lui tracer des frontières morales afin de le responsabiliser. Instruire la machine, c’est enseigner à la lumière son ombre.
Car dans chaque décision automatisée persiste une empreinte humaine, un battement d’intention. C’est cette empreinte, invisible mais tenace, qui maintient la frontière entre puissance et conscience.
Il y a dans cette révolution une promesse et un risque : celui d’un monde où l’homme, ayant confié son esprit aux circuits, pourrait perdre le fil de son propre récit.
La machine qui veille
L’histoire de l’intelligence artificielle s’apparente à un poème d’évolution : elle naît dans le vacarme des calculs et s’apaise dans le murmure des circuits. La générative offre la parole ; la prédictive, la prévoyance ; la cognitive, l’intuition. L’agentique, elle, offre le geste conscient.
Entre la poésie des mots et la stratégie des actes, un pont s’est levé, suspendu entre l’esprit et la matière : celui d’une intelligence qui veille quand nous dormons, qui agit quand nous rêvons. Ce partage nouveau entre veille et sommeil, entre raison et algorithme, fait naître un double invisible : une extension silencieuse de nous-mêmes qui œuvre sans bruit.
Le jour, l’humain façonne son destin ; la nuit, la machine le prolonge. Cette alliance renverse la chronologie du progrès : jadis, l’homme dominait la machine par la main ; désormais, il la guide par la pensée. Et c’est peut-être là le sens caché de cette révolution : non l’abolition de la conscience, mais son prolongement dans la matière numérique.
Dans le crépitement des processeurs s’invente une veille nouvelle : sans fatigue, sans faim, sans fin. L’agent travaille, observe, anticipe, rectifie. Il ignore la lassitude, la distraction, l’oubli. Il agit pour nous, parfois mieux que nous, souvent plus vite.
Et lorsque le jour se lève, il nous tend les fruits d’un labeur invisible, preuves silencieuses que nos rêves, désormais, ont des mains.
L’argent rêve
À l’aube de cette ère agentique, une intuition s’impose : le capital lui-même se met à rêver. Le capital ne dort plus : il veille, il apprend, il se propage comme un organisme vivant. L’économie devient respiration continue entre l’humain et le code, entre la pensée et son ombre algorithmique.
Dans cette fusion, l’homme ne disparaît pas ; il s’élargit. Sa conscience s’inscrit dans le silicium, ses désirs s’écrivent en langage binaire, son imagination devient force productive. L’argent, autrefois signe d’accumulation, devient métaphore de circulation.
Ainsi s’annonce une ère étrange et splendide : celle où le rêve devient moteur, où l’intelligence, libérée de la chair, continue de bâtir le monde.
Et peut-être, au fond, est-ce cela que révèle l’IA agentique : l’argent qui veille, l’esprit qui s’étend, le temps qui s’affranchit de l’homme pour poursuivre son œuvre.
La génération Z du Sud : l’insurrection du réel
La génération Z du Sud : l’insurrection du réel
Par Jamel BENJEMIA
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Antananarivo s’est éveillée cette semaine sous un autre ciel.
Des militaires y ont annoncé la prise du pouvoir après trois semaines de manifestations menées par la jeunesse connectée, cette génération Z qu’on disait distraite, indifférente, perdue dans ses écrans. Le président malgache s’est exilé à Dubaï, rapportait le journal Le Monde du jeudi 16 octobre 2025. Pour la première fois, la génération du numérique a produit une conséquence historique tangible, une onde de choc que les capitales du Sud commencent à ressentir, de Rabat à Katmandou, de Dhaka à Colombo.
Ils ont grandi entre un ciel de poussière et un écran bleu. Ils ont entre treize et vingt-huit ans, et partagent le même vertige : celui d’avoir hérité d’un monde sans promesse. Madagascar, Sri Lanka, Bangladesh, Népal, Maroc, n’ont en apparence rien en commun, sinon l’écho d’une jeunesse qui gronde, qui se cabre contre la fatalité. L’école n’enseigne plus l’avenir, la politique ne garantit plus la dignité, et le marché mondial, comme une mer trop vaste, ne laisse place qu’aux naufragés.
Cette génération n’a pas connu la lenteur ni l’attente. Elle s’est formée à la vitesse du clic, nourrie par les écrans, façonnée par l’instantané. Là où leurs aînés rêvaient d’exil, eux rêvent d’expression. Ils ne fuient pas : ils publient, commentent, s’indignent, et transforment le réseau en agora.
La fin des médiations
Ce qui les unit, c’est une même méfiance, lucide et tenace. Les institutions qu’ils ont connues, à savoir l’école, le parti, l’État et le syndicat, ne leur parlent plus. Elles s’expriment dans une langue morte, verticale, qui n’épouse ni leur rythme ni leur colère. Alors ils tracent d’autres chemins, horizontaux, mouvants, éphémères. Les communautés virtuelles remplacent les structures formelles, les influenceurs deviennent tribuns, et les luttes se propagent comme des incendies sans centre.
Brigitte Prot, dans Génération Z. Libérer le désir d’apprendre, l’avait pressenti : « Nous entrons dans un monde horizontal où la verticalité éducative a quitté la place. » Ce monde sans hauteur, ces jeunes l’habitent avec naturel. Ils refusent la parole d’en haut et réclament la parole partagée. Ce n’est plus le temps des porte-voix, mais celui des échos.
La fracture du temps
Dans les rues de Colombo ou de Casablanca, un même cri s’élève : maintenant. Le temps long de la patience politique s’est dissous dans le temps court de la connexion. La minute vaut plus que le mandat, le message plus que le discours. Dans cette condensation du temps s’exprime une urgence à vivre, non à attendre.
L’immédiateté libère, mais elle isole. Elle dilue la mémoire, épuise l’attention, rend la révolte fugace. Le futur, ils n’y croient plus ; le passé, ils ne s’en réclament pas. Ils avancent dans le temps comme on avance dans une rue en ruine, cherchant une porte ouverte sur le jour.
Les illusions du progrès
Ces jeunes ont grandi dans la promesse d’un monde ouvert : mobilité, innovation, réussite sans frontière. Mais l’ouverture s’est refermée sur eux. Le passeport du Sud vaut moins qu’un abonnement à Netflix. Les ONG, les bailleurs, les experts venus d’ailleurs leur parlent de développement durable pendant que la vie, chez eux, demeure durablement précaire.
Leur révolte naît de cette dissonance. Elle ne réclame pas de nouveaux maîtres, mais la reconnaissance d’une humanité partagée. Ce qu’ils refusent, c’est la confiscation du possible. Ils n’acceptent plus que leur jeunesse soit décrite comme une « bombe sociale » ou un « risque migratoire ». Ils veulent être la réponse, non le problème.
Un monde horizontal
La génération Z du Sud vit sans repères verticaux. Elle ne s’incline ni devant l’État, ni devant le professeur, ni devant le père.
Là où la génération X cherchait l’emploi, celle-ci cherche la cause. Elle s’engage dans l’écologie, la justice numérique, la défense des droits. Ses armes : le smartphone, la vidéo, la dérision. Un tweet devient pamphlet, un hashtag manifeste. Ce n’est plus l’époque des barricades, mais des flux. L’onde remplace la pierre, et dans chaque onde demeure un visage, celui d’un jeune qui refuse de s’effacer.
La nouvelle solitude
Sous l’effervescence, ces adolescents hyperconnectés se découvrent seuls dans la foule numérique. L’écran, miroir sans profondeur, leur renvoie une image morcelée. L’amitié devient notification, l’amour se compte en vues, la reconnaissance s’obtient par le nombre de followers.
Pourtant, dans le vacarme des clics, certains apprennent à lire autrement le silence. C’est là que naît leur salut : dans le retour au réel. On le voit dans les villages du Haut Atlas, où des jeunes filment les traditions menacées ; à Antananarivo, où d’autres montent des ateliers d’art pour les enfants des rues ; à Katmandou, où le népalais s’allie à l’anglais pour écrire des poèmes en ligne. Le numérique, instrument de fuite, devient parfois lieu de racine.
De l’élève au citoyen
Leur combat commence souvent à l’école. Non contre elle, mais contre ce qu’elle n’enseigne plus : la dignité du savoir. Comme le souligne Brigitte Prot, « le désir d’apprendre obéit à des lois inédites ». Ces jeunes ne veulent plus accumuler des connaissances, ils veulent comprendre le monde. Là où le modèle ancien formait des sujets dociles, ils réclament une pédagogie de la réciprocité.
L’école du Sud vacille entre archaïsme et injonction numérique. Elle exige des résultats sans offrir de sens, distribue des diplômes sans horizon. Alors la jeunesse se détourne, non par paresse, mais par lucidité. Ce n’est pas l’ignorance qui les menace, c’est l’inutilité. L’éducation, pour eux, ne vaut que si elle libère, si elle sert à nommer le monde plutôt qu’à s’y soumettre.
L’esprit de la désobéissance
Chaque époque enfante sa manière de résister. Celle-ci a choisi la dérision. Le rire, chez eux, est une arme politique. Dans ce théâtre numérique, la jeunesse du Sud met en scène l’absurde : le fonctionnaire corrompu, l’électricité absente, l’école fermée. Le rire devient un acte de souveraineté.
Mais derrière cette ironie veille une éthique. Ils ne veulent plus seulement dénoncer, ils veulent comprendre. Ils s’informent, traduisent, débattent, franchissent les frontières invisibles. La mondialisation qu’ils subissent, ils la transforment en espace de circulation. Le monde, ils le connaissent sans visa.
Les capitales en ébullition
Ces mouvements ne sont pas coordonnés, mais ils se répondent. Une génération globale, née du Sud, invente une conscience planétaire. Elle ne s’appuie ni sur les idéologies du passé ni sur les modèles importés. Elle forge son propre langage, à la mesure du présent.
Sous leurs doigts défile le monde entier. Le réel, pour eux, n’est plus un décor mais un combat. Ils pressentent que la virtualité, si elle n’est pas habitée par le sens, finit par dissoudre la vérité. Alors ils redescendent vers le tangible : la rue, la communauté, la nature, la main tendue.
La génération Z du Sud est peut-être la première à comprendre que l’avenir ne viendra pas d’en haut. Qu’aucun sauveur, aucune institution, aucun marché ne réparera le monde. Elle sait que l’histoire ne s’écrit plus en chapitres, mais en impulsions. Leur insurrection est d’abord celle du réel contre l’illusion.
Un nouveau commencement
Il y a dans cette jeunesse quelque chose de l’aube et du crépuscule mêlés. Elle marche dans les ruines d’un monde qui se défait, mais elle y cherche la lumière. Ses révoltes ne sont pas seulement politiques, elles sont métaphysiques : elles disent le besoin d’un sens à la vie, d’une dignité partagée, d’un avenir où l’homme ne sera plus réduit à une donnée.
Le Sud, longtemps perçu comme périphérie, devient le laboratoire de l’humain. Et ces jeunes, souvent méprisés, sont les premiers explorateurs d’un réel reconquis. Ils ne réclament pas le pouvoir : ils réclament la parole. Leur cri n’est pas une plainte, mais une promesse. Leur révolution n’est pas celle du bruit, mais celle du sens, patiente et irréversible.
Le droit international au tombeau des consciences
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Le droit international au tombeau des consciences
Par Jamel BENJEMIA
Alors que Gaza, calcinée et martyrisée, s’apprête à respirer enfin à l’aube d’un cessez-le-feu, la ville se dresse comme un symbole : la loi du plus fort ne peut vaincre une volonté farouche et noble. Au cœur de ce drame, un débat à distance s’est noué entre la désillusion du professeur libanais Camille Habib et la foi tenace du professeur tunisien Slim Laghmani. De leur échange silencieux jaillit une même question, grave et universelle : l’humanité croit-elle encore en la justice ?
Il fut un temps où les juristes enseignaient le droit international comme on transmet une foi. Ils y voyaient le dernier rempart contre la barbarie, la promesse d’un ordre né des cendres de la Seconde Guerre mondiale. Dans un message devenu viral, le professeur libanais Camille Habib demande pardon à ses étudiants d’avoir cru à la force du droit face à la force brute. « Après les crimes sionistes à Gaza, écrit-il, il n’est plus besoin d’enseigner le droit international ni le droit humanitaire : la logique de la force règne sur le monde. »
Cette confession dresse le constat d’un effondrement moral. Le droit, réduit à un rituel sans foi, flotte désormais comme un drapeau en berne sur les ruines d’une conscience universelle.
À Gaza, les hôpitaux sont bombardés, les civils abattus, la famine orchestrée, et l’indifférence se fait crime. Le Conseil de sécurité s’abrite derrière le veto de Washington ; les chancelleries invoquent la prudence diplomatique. Le droit international, censé protéger la vie, se dissout dans le langage de la convenance.
La flottille du courage
La flottille Soumoud s’était élancée vers Gaza comme un fragile cortège d’espérance. À son bord, des vivres, des médicaments, des visages venus de partout pour rappeler au monde qu’il existe encore des hommes capables de tendre la main plutôt que le poing.
Dans les eaux internationales, loin de toute juridiction israélienne, ces navires humanitaires ont été arraisonnés. L’acte, lourd de symboles, nie jusqu’au droit de la mer. Intercepter un navire civil dans des eaux neutres revient à suspendre la loi commune et à proclamer le règne exclusif de la force.
Un tel geste n’est pas sans précédent. Le 22 octobre 1956, un avion DC-3 d’Air Atlas-Air Maroc, transportant les dirigeants du Front de libération nationale algérien (FLN) : Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider, fut détourné par la France alors qu’il se rendait de Rabat à Tunis. Cet acte de piraterie aérienne souleva un tollé international. À l’époque, Alain Savary, ministre d’État chargé des Affaires tunisiennes et marocaines, et son chef de cabinet Claude Cheysson, futur ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, démissionnèrent pour ne pas cautionner une décision contraire à l’éthique et au droit. Ce fut un moment rare où la morale pesa plus lourd que la raison d’État.
Soixante-neuf ans plus tard, le contraste frappe. Quand Israël intercepte la flottille Soumoud dans les eaux internationales, aucune voix occidentale ne s’élève avec la même fermeté. Les chancelleries hésitent, les médias relativisent, les consciences se taisent. Ce silence, plus assourdissant que le vacarme des bombes, marque la véritable faillite du droit.
Autrefois, un ministre d’État pouvait sacrifier son poste pour sauver l’honneur d’un principe. Aujourd’hui, la diplomatie préfère ménager l’allié plutôt que défendre la règle.
La mer, qui fut jadis le territoire du droit universel, devient le théâtre du renoncement. La flottille Soumoud, confisquée dans les eaux internationales, symbolise cette époque où la solidarité se fait interdire de navigation et où la compassion devient suspecte.
Le droit, lui, demeure sur la rive, impuissant mais vivant, témoin muet d’une humanité qui oublie sa propre charte. Cette charte, le représentant de l’État sioniste à l’ONU l’a passée à la broyeuse, le 10 mai 2024, au cœur même de la tribune des Nations Unies, sans que ce geste ne provoque ni émoi ni sanction.
Ce jour-là, plus qu’un document, on a détruit une idée du monde.
Le droit international n’a pas seulement été bafoué ; il a été humilié, piétiné sous les regards impassibles d’une assemblée devenue sourde à sa propre vocation.
Le miroir du professeur Laghmani
Face à la désillusion du libanais Camille Habib, le professeur tunisien Slim Laghmani a posé une question simple et terrible : « Avons-nous encore besoin du droit international ? »
Sa réponse tient dans une conviction : l’humanité ne peut pas respirer sans le droit.
Chaque violation en révèle la fragilité, mais aussi la nécessité. Le droit subsiste parce qu’il inscrit la faute, parce qu’il garde la mémoire de ce qui fut trahi. Il ne protège pas toujours, mais il témoigne. Et ce témoignage finit par s’imposer à l’histoire.
Laghmani voit dans l’enseignement du droit une forme de résistance. Enseigner, c’est transmettre la trace du sens ; c’est refuser la domestication de la conscience. Le droit international n’est pas mort, il saigne encore, et c’est dans cette blessure que demeure sa vérité.
L’étoffe sélective
Le droit international ressemble à une étoffe qu’on étend pour juger les nations du Sud et qu’on replie lorsqu’il s’agit du Nord. L’Occident, si prompt à dénoncer les violations lointaines, ferme les yeux devant celles de ses alliés.
La Cour pénale internationale ploie sous les pressions politiques, et ses juges subissent des intimidations insupportables. Washington brandit le veto comme un talisman. Londres s’abrite derrière ses alliances. Paris invoque la complexité du contexte.
Sous ces convenances feutrées se cache la décadence des valeurs universelles. Le droit cesse d’être un horizon commun pour devenir un instrument de domination. On ne juge plus selon la gravité du crime, mais selon la nationalité du coupable.
Dans cette géométrie variable, le Sud demeure accusé d’imperfection tandis que le Nord s’exempte de tout examen. Le déséquilibre n’est plus accidentel ; il devient doctrine. Et de ce déséquilibre naît un ressentiment qui, un jour, se transformera en révolte.
Le tribunal du silence
Les nations du Sud observent avec une lassitude froide, comme si l’indignation elle-même s’était épuisée. Leurs plaintes s’accumulent dans les tiroirs des organisations internationales, ces cimetières administratifs où s’ensevelissent les espérances.
Mais rien ne s’efface. La mémoire veille, patiente, prête à ressurgir dans les voix des peuples.
Car le droit international n’est pas qu’une architecture juridique ; il est la conscience mise en forme. Le violer, c’est détruire un langage commun. Et sans ce langage, l’humanité s’éparpille dans le vacarme des intérêts.
Le monde qui laisse mourir Gaza prépare sa propre cécité morale. Chaque bombe qui tombe sur un enfant efface un peu plus la croyance dans l’universalité des droits.
La fidélité au droit
Les voix de Camille Habib et de Slim Laghmani se répondent à distance. L’une incarne la douleur du désaveu, l’autre la persévérance du devoir. Ensemble, elles tracent la ligne d’un même combat : sauver l’idée de justice du naufrage des puissants.
Le droit international n’a pas besoin de certitudes, mais de fidélité.
Enseigner, écrire, dénoncer : voilà les formes de résistance qui maintiennent la flamme.
Chaque article, chaque convention, chaque jugement en suspens constitue une parcelle de mémoire collective. Le droit n’a pas de drapeaux ; il n’a que des consciences.
Le réveil des consciences
Des amphithéâtres du Liban à ceux de Tunis s’élève une même parole de fidélité. Elle affirme que le droit international appartient à l’humanité entière, à ceux qui persistent à croire en la dignité des vivants et refusent de laisser la justice devenir le privilège des puissants.
La décadence des valeurs universelles commence lorsqu’on renonce à nommer le crime. Nommer, c’est déjà résister. Écrire, c’est transmettre. Enseigner, c’est continuer à croire que le monde peut encore être sauvé par la parole du droit.
Qu’un professeur désabusé s’excuse et qu’un autre lui réponde : cette correspondance devient un acte de foi dans l’intelligence du juste. Le droit ne triomphe pas, mais il demeure. Tant qu’il persiste, l’humanité conserve un visage.
Tunisie : l’art de la résilience dans un monde désenchanté
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Par Jamel BENJEMIA
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