La Tunisie face à la recrudescence de la violence : Comprendre les blessures pour panser la société.
La Tunisie face à la recrudescence
de la violence :
Comprendre les blessures pour panser la société.
Par
Jamel
BENJEMIA
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La Tunisie traverse une période critique, marquée par une recrudescence de la violence qui glace les cœurs et trouble les consciences. En l’espace d’une semaine, cinq assassinats ont ébranlé le pays. Une jeune fille a tué sa colocataire dans un accès de rage. Un jeune homme de Menzel Jemil est mort à la suite d’une rixe entre pairs. À Menzel Bouzaiane, un autre jeune a été retrouvé sans vie derrière un lycée. À cela s’ajoute un drame conjugal : un homme ayant tué son épouse a été retrouvé pendu dans une maison isolée. Autant de faits divers que de vies brisées, autant d’alertes que le silence ne saurait plus étouffer.
Longtemps, la violence fut associée aux hommes. Aujourd’hui, certaines femmes franchissent, elles aussi, la ligne fatale.
Cette montée en flèche du crime interpelle, non seulement par sa fréquence, mais surtout par sa nature. Le sang coule, non plus dans l’anonymat de la nuit, mais au grand jour, au cœur même du tissu social. L’émotion ne suffit plus. Il est temps d’affronter ce mal à la racine, avec lucidité, courage et espoir.
Les visages changeants de la violence
Les formes que prend aujourd’hui la violence en Tunisie sont multiples, diffuses, imprévisibles. Elles ne se cantonnent plus aux marges : elles surgissent au sein des foyers, dans les milieux scolaires, au sein même des cercles d’amitié. L’assassinat entre colocataires, les règlements de comptes entre jeunes, les meurtres conjugaux… Autant d’actes qui témoignent d’une perte progressive de contrôle, d’un délitement de nos mécanismes de régulation émotionnelle et sociale.
Ce qui frappe aussi, c’est la jeunesse des protagonistes. Victimes ou bourreaux, ils sont souvent à peine adultes. Comment peut-on tuer à vingt ans ? Quelles blessures invisibles mènent un être humain à ôter la vie ? Ce n’est plus seulement la criminalité organisée qui menace, mais une violence du quotidien, de l’impulsivité, du silence accumulé. Elle naît dans l’intimité des frustrations, elle mûrit dans l’indifférence et éclate brutalement, sans retour.
Une société en tension : solitude, précarité, perte de sens
Derrière chaque crime, il y a une histoire. Une colère rentrée, un espoir avorté, une détresse ignorée. Loin d’excuser les actes, le chômage, la précarité, l’inégalité d’accès aux ressources, l’éclatement de la cellule familiale et l’affaiblissement de l’école comme espace de dialogue laissent des millions de Tunisiens en errance affective et sociale.
La solitude devient un poison. Elle dévore de l’intérieur, elle rend sourd au malheur de l’autre, elle fait perdre tout repère. Dans une société sans perspective, où l’avenir semble bouché, la vie — celle des autres, comme la sienne — perd de sa valeur. C’est dans ce vide que s’engouffre la violence. Un cri muet de douleur transformé en acte de destruction.
Les réseaux sociaux, loin d’être neutres, agissent comme des amplificateurs. La haine y circule sans filtre, la vengeance y trouve une scène, et la mort devient parfois un spectacle. Qui encadre ? Qui alerte ? Qui protège ?
Peine de mort : dissuasion ou illusion ?
Devant l’ampleur de cette violence, certains réclament le retour aux exécutions capitales. Faut-il s’en remettre uniquement au glaive de la justice ? Bien que toujours inscrite dans le Code pénal et prononcée à près d’une centaine de reprises en 2024 — entre 95 et 100 selon des sources officieuses, dont trois fois à l’encontre de femmes — la peine de mort n’a plus été exécutée en Tunisie depuis le 9 octobre 1991, avec la pendaison des auteurs de l’attentat contre le local du parti destourien à Bab Souika. L’avant-dernière exécution remonte au 17 novembre 1990, date à laquelle le tueur d’enfants de Nabeul a été pendu. Mais cette mesure extrême est-elle réellement dissuasive ? La réponse, apportée par de nombreuses études internationales, tend à être négative. Là où elle est appliquée, les taux de criminalité ne sont pas systématiquement plus bas. La peur du châtiment ultime n’est pas toujours suffisante pour refréner un acte commis dans l’emportement ou la folie.
Plus encore, dans un système judiciaire parfois lent, marqué par des dysfonctionnements, le risque d’erreur est réel. Et une erreur en matière de peine capitale est irréversible. Il est donc urgent de déplacer le curseur, vers l’efficacité de la prévention, la célérité de la justice, la capacité à reconstruire l’individu et le lien social.
Restaurer le lien : prévention, éducation, justice
Pour sortir durablement de cette spirale, il faut refonder le pacte social. Cela passe par trois leviers essentiels : prévention, éducation, justice.
L’école, d’abord, doit être plus qu’un lieu d’instruction : elle doit redevenir un espace d’éducation morale, d’apprentissage de l’altérité, de gestion de la colère et du conflit. L’introduction sérieuse de l’éducation civique et émotionnelle dès le primaire est une urgence nationale.
Ensuite, les quartiers doivent revivre. Les municipalités, les associations, les clubs culturels et sportifs doivent être mobilisés. C’est là que se joue la prévention de la violence : dans la parole partagée, dans l’activité créatrice, dans la reconnaissance sociale. Offrir un lieu d’écoute, une médiation, un sentiment d’appartenance peut sauver une vie.
Enfin, la justice doit être plus rapide, plus équitable, plus proche du citoyen. Un crime jugé dans les délais, une peine comprise et acceptée, un suivi des victimes comme des auteurs : voilà les fondements d’un système juste. Sans cela, la justice est perçue comme lointaine, inefficace, voire complice du désordre.
Médias et réseaux sociaux : entre miroir et amplificateur
Les médias jouent un rôle crucial dans la fabrique du regard social. Or, le traitement sensationnaliste de la violence participe souvent à sa banalisation. Il ne s’agit pas de taire les crimes, mais de les nommer sans les glorifier, de les relater sans exciter les instincts. Une charte éthique du journalisme s’impose en matière criminelle, tant pour encadrer la couverture médiatique des faits que pour responsabiliser la création des fictions télévisuelles.
Les réseaux sociaux, quant à eux, sont aujourd’hui un terrain quasi anarchique. Des vidéos violentes y circulent librement, des appels au crime y sont lancés, des vengeances s’y orchestrent en direct. Là aussi, un cadre légal fort, accompagné d’une éducation numérique dès l’école, est indispensable.
Nous avons tous en mémoire ces scènes devenues tristement familières : un citoyen s’en prenant à un policier en plein jour, un chauffeur de taxi invectivant violemment son client, une conductrice hors d’elle bousculant un passant. Même sous les ors du Parlement, les joutes verbales ont cédé la place aux empoignades : des députés transformant l’Assemblée nationale en arène, et une élue, le regard incendiaire, menaçant de "casser la gueule" à un ministre abasourdi.
Santé mentale : l’angle mort à réparer
L’un des éléments les plus négligés dans notre stratégie contre la violence est la santé mentale. Pourtant, combien d’auteurs de crimes présentaient des signes de souffrance psychologique non pris en charge ?
Le manque de structures, de professionnels, de campagnes de sensibilisation fait de la psychiatrie un désert. Or, prévenir, c’est aussi écouter, accueillir, accompagner. Il faut intégrer des cellules de soutien psychologique dans les écoles, les universités, les postes de police, les tribunaux. Il faut former les enseignants, les éducateurs, les agents de sécurité à détecter les signaux faibles. Une société qui prend soin de l’âme est une société qui se protège du pire.
Pour un sursaut collectif
La Tunisie n’a pas vocation à devenir un territoire où la violence est reine. Ce n’est pas notre histoire. Ce n’est pas notre destin.
Mais pour éviter le basculement, il faut un réveil. Non pas un réflexe sécuritaire aveugle, mais un sursaut intelligent, humain, structuré. Une société où l’on éduque avant de punir, où l’on écoute avant de juger, où l’on soigne avant de désespérer.
Le combat contre la violence est un combat pour la dignité. Il ne se gagnera ni dans les tribunaux seuls, ni dans les prisons, mais dans chaque classe, chaque foyer, chaque rue. Ensemble, armés de courage et de compassion, il nous revient de dire non à l’ensauvagement ordinaire, et oui à la vie, dans ce qu’elle a de plus inviolable, de plus sacré, de plus humain.
Réarmer la Tunisie par le savoir : Du Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement à la diplomatie de la recherche.
Réarmer la Tunisie par le savoir :
Du Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement à la diplomatie de la recherche.
Par
Jamel
BENJEMIA
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Il est des nations qui se rêvent grandes par leurs armées, d’autres par leurs ressources. La Tunisie, elle, ne s’élèvera que par son savoir. C’est dans le silence vibrant des salles de classe, dans le tumulte fécond des amphithéâtres, et dans la lumière tamisée des laboratoires que s’esquisse son avenir. Là se forgent les esprits, s’aiguisent les consciences et se dessine la forme du destin.
Notre pays, fort d’une jeunesse aux regards vifs et d’un patrimoine qui embrasse Carthage et Kairouan, a gravé dans le marbre de sa Constitution, à l’article 135, la création d’un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement (CSEE).
Mais il ne suffit pas d’ériger un Conseil : encore faut-il en faire un levier de transformation, un lieu où se croisent la stratégie, l’écoute et la vision. Car l’éducation ne peut plus se contenter d’être un chapitre budgétaire ou un motif de discours. Elle doit redevenir un acte de souveraineté. C’est à cette condition, et à celle-là seule, que le diplôme tunisien retrouvera sa valeur d’ascenseur social, que les fractures régionales cesseront d’être des fatalités, que notre pensée scientifique rayonnera au-delà des frontières, et que nos grandes institutions seront peuplées d’intelligences sûres d’elles-mêmes, enracinées et audacieuses.
Kasserine, Gafsa et les angles morts de la République
L’école tunisienne, censée être le grand égalisateur social, reproduit parfois les fractures qu’elle devrait combler. Rien n’illustre mieux ce paradoxe que les inégalités linguistiques criantes entre les régions du littoral et celles de l’intérieur. À Kasserine, à Gafsa, mais aussi dans d’autres gouvernorats, le niveau de maîtrise des langues — arabe littéraire, français, anglais — reste dramatiquement faible. Ce constat n’est pas une fatalité, mais le résultat d’un abandon progressif, d’un manque de stratégie différenciée et d’une absence d’investissement ciblé.
Or, la langue est bien plus qu’un outil de communication. Elle est une clef d’accès au savoir, à la citoyenneté et à l’emploi. Lorsque l’élève d’une région marginalisée peine à s’exprimer ou à comprendre un manuel, c’est tout son avenir qui se trouve compromis. L’inégalité linguistique devient alors une inégalité d’opportunités, une fracture cognitive qui renforce l’exclusion et mine la cohésion nationale.
Il est urgent d’agir. Des parcours d’excellence linguistique, des classes à effectifs allégés, des passerelles entre régions, mais aussi la valorisation des langues comme leviers d’ascension sociale doivent être mis en œuvre. Il s’agit de faire du plurilinguisme un droit et non un privilège, d’offrir à chaque enfant, quel que soit son lieu de naissance, la possibilité de maîtriser les outils fondamentaux du savoir. Réconcilier la République avec ses régions passe par là : par une école qui parle, enseigne et rêve dans toutes les langues de l’excellence.
Une plateforme ouverte pour une recherche trilingue
La Tunisie ne souffre pas d’un manque d’intelligence, mais d’un manque de valorisation de son intelligence. Dans nos universités, nos laboratoires et même en dehors du monde académique, des centaines de chercheurs, jeunes diplômés, enseignants ou passionnés produisent des idées, des analyses, des propositions. Pourtant, très peu de ces contributions atteignent le public, la décision politique ou les forums internationaux. Le problème est double : absence de plateforme nationale dédiée et cloisonnement linguistique.
Il est temps que la Tunisie crée une plateforme ouverte, publique, gratuite, pour publier des papiers de recherche dans les trois langues majeures du pays : l’arabe, le français et l’anglais. Cette plateforme, pensée comme un carrefour du savoir tunisien, permettrait à chaque chercheur de publier dans sa langue de prédilection, avec la garantie que son travail sera traduit — humainement ou automatiquement — dans les deux autres langues. Le savoir ne doit pas rester prisonnier des cloisons linguistiques ; il doit circuler, être partagé, discuté.
Un tel outil changerait la donne : il amplifierait la visibilité de la recherche tunisienne, renforcerait les échanges interdisciplinaires, et favoriserait une culture de publication dès le niveau licence ou master. Il permettrait aussi d’alimenter le débat public par des expertises locales, de nourrir les politiques publiques par des données endogènes, et de projeter la Tunisie comme un acteur crédible de la diplomatie du savoir. Car publier, ce n’est pas seulement informer, c’est exister dans le concert des nations.
La souveraineté scientifique commence par l’accessibilité du savoir. C’est en organisant notre propre circulation des idées que nous pourrons espérer en influencer d’autres.
L’ITES : silence d’un « Think Tank » stratégique
L’Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES) devrait être l’une des boussoles intellectuelles de la République. Chargé de produire des analyses de fond sur les grands enjeux nationaux — sécurité, économie, société, diplomatie — il a pourtant sombré dans un silence préoccupant. Le dernier dossier publié par cette honorable institution remonte à juillet 2024 selon le site web de l’ITES.
Cette discrétion contraste fortement avec les attentes du moment. Dans un monde incertain, marqué par les mutations géopolitiques, la révolution numérique, les tensions sociales et climatiques, chaque pays a besoin de structures capables de penser l’avenir, d’anticiper les chocs, de proposer des trajectoires. L’ITES pourrait — et devrait — être cette vigie stratégique, à condition de sortir de son isolement.
Il est urgent de redynamiser cet institut. Cela passe par des partenariats solides avec les universités tunisiennes et étrangères, des appels à contribution ouverts aux chercheurs indépendants, des traductions systématiques de ses travaux, et une véritable politique de diffusion. L’ITES doit redevenir un lieu de débat éclairé et un creuset d’idées, en lien direct avec les décideurs mais sans complaisance politique.
Redonner de la voix à l’ITES, c’est réaffirmer que la pensée stratégique est une dimension essentielle de la souveraineté. Un pays sans stratégie réfléchie devient un terrain de jeu pour les stratégies des autres.
Du local au global : bâtir la souveraineté intellectuelle
Réunir les constats précédents, c’est tracer une ligne directrice claire : la Tunisie a besoin d’un réarmement intellectuel. Cela ne signifie pas une accumulation de réformes techniques ou de slogans creux, mais un véritable effort pour bâtir une souveraineté cognitive, enracinée dans nos territoires, nourrie par notre jeunesse, et tournée vers l’universel. Cette souveraineté commence dans les écoles de Gafsa et Kasserine, où l’égalité linguistique doit devenir un chantier prioritaire. Elle se poursuit à travers un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement fort, visionnaire, et structurant. Elle s’affirme dans la capacité à produire de la connaissance en trois langues, à publier, à débattre, à critiquer. Elle s’incarne, enfin, dans des institutions comme l’ITES, qui doivent retrouver leur mission de veille stratégique.
Le passage du local au global est possible. Il ne s’agit pas de copier des modèles extérieurs, mais d’inventer une trajectoire propre, qui valorise les spécificités tunisiennes tout en respectant les standards de l’excellence. C’est cette dynamique qui permettra de redonner confiance à la jeunesse, de stabiliser les régions marginalisées, et de projeter la Tunisie comme un carrefour de la pensée méditerranéenne, arabe et africaine.
Réarmer la Tunisie par le savoir, c’est reconnaître que les idées, les langues, les publications, les réflexions sont des armes pacifiques, mais puissantes. C’est aussi admettre que toute réforme économique, politique ou sociale restera incomplète si elle n’est pas adossée à une renaissance intellectuelle.
La Tunisie n’a pas besoin d’un énième plan de sauvetage conjoncturel. Elle a besoin d’un souffle, d’un horizon, d’un projet de civilisation. Ce projet commence par l’éducation, se prolonge dans la recherche, s’incarne dans des institutions intellectuelles fortes. Il exige du courage politique, une vision à long terme et une confiance retrouvée dans la capacité de notre pays à produire du sens, de la valeur, et du savoir.
À travers un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement repensé, une plateforme de recherche ouverte, des politiques linguistiques inclusives et un institut stratégique réanimé, la Tunisie peut bâtir une souveraineté intellectuelle capable de nourrir son avenir. C’est un pari exigeant, mais c’est le seul qui vaille.
La Tunisie ne sera pas sauvée par ses mines, mais par ses idées. Elle ne rayonnera pas par ses classements, mais par ses engagements envers l’intelligence partagée.
Reconstruire la Tunisie : Du bitume aux pierres, un pays qui se relève.
Reconstruire la Tunisie :
Du bitume aux pierres, un pays qui se relève.
Par
Jamel
BENJEMIA
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