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G7 et MAGA : deux cosmogonies irréconciliables du monde.

29 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS du 29/06/2025 Publié dans #Articles

G7 et MAGA : deux cosmogonies irréconciliables du monde.

 Par

Jamel

BENJEMIA                               

                                         

Il fut un temps où l’on croyait encore possible que l’ordre pût précéder la puissance, que les nations, dans le sillage des cataclysmes, sauraient s’unir pour coordonner la marche du monde. Ce temps portait un nom : le G7. Fondé en 1975 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt comme un cercle réunissant six pays, auquel le Canada vint s’ajouter en 1976, le G7 naquit pour conjurer les désordres du pétrole, du dollar et du doute. Il visait aussi, en filigrane, à contenir l’influence croissante du monde arabe, soudé pour la première fois par une solidarité politico-énergétique manifeste lors de la guerre d’octobre 1973.

La même année 1973 marqua aussi la naissance de la Commission Trilatérale, conçue par Zbigniew Brzezinski et financée par David Rockefeller, un « Think Tank » transcontinental destiné à façonner les grandes lignes d’un nouvel ordre mondial. Dans un article publié dans le journal  Les Annonces du 22 janvier 1985, je l’ai qualifiée de « mystérieux gouvernement mondial », tant sa discrétion contrastait avec son ambition.

Tandis que la Trilatérale murmurait à huis clos l’aube d’une gouvernance globale, le G7, lui, débattait à visage découvert, tranchait les grandes orientations, et parlait encore la langue d’une souveraineté assumée.

Mais cette souveraineté a été minée. Le G7, aujourd’hui, n’est plus un directoire, mais un conclave sans effet. Il ne gouverne plus, il récite les dogmes d’un monde révolu, où la règle faisait loi et la parole engageait. Plus aucune fumée blanche ne s’élève de cette chapelle. Plus d’esprit, plus de souffle. Juste un encens fossilisé dans l’air moisi des certitudes anciennes. Pierre Haski le qualifie de « coquille vide ». C’est peut-être pire : un corbillard au ralenti, rampant dans la brume de l’oubli, où les puissances se réunissent par habitude, sans que rien ne les fédère vraiment, au plus un certain décorum, figé comme un rituel sans dessein.

Pendant ce temps, MAGA, le rejeton de la matrice trumpiste gronde. « Make America Great Again (MAGA) »  est un rejet viscéral de tout ce que représente le G7 : le multilatéralisme, la retenue, la nuance, le compromis. Là où le G7 incarne la stabilité par les règles, le modèle MAGA impose la domination par l’instinct. L’un parle ; l’autre force. L’un chuchote ; l’autre hurle.

Deux visions, deux langages

Ils se retrouvent parfois aux mêmes sommets, alignés pour les mêmes photos comme les soldats-tigre de la dynastie Qing, mais ils ne parlent déjà plus la même langue. D’un côté, le G7 : une diplomatie codifiée, pesée au milligramme, imprégnée d’un héritage westphalien où la légitimité procède de la continuité, du droit, et du consentement. De l’autre, le MAGA : une politique étrangère désinhibée, fondée sur la puissance immédiate, sur le bras tendu plutôt que la main tendue. Non une divergence de moyens, mais un gouffre ontologique.

Le G7 continue de croire que la parole tisse le monde, que la stabilité se forge dans l’équilibre et la coopération. C’est une diplomatie de la retenue, presque du murmure, s’accrochant à l’idée qu’un dîner peut désamorcer une guerre.

MAGA, lui, ne croit pas à l’équilibre, mais au rapport de force. Il ne s’adresse pas à ses alliés, mais à ses foules. Sa politique étrangère n’est pas une doctrine, c’est une liturgie. Il ne cherche pas la stabilité, mais la suprématie.

Derrière cette opposition de styles se cachent deux visions du monde irréconciliables. Le G7 envisage la scène internationale comme un théâtre où chacun a un rôle à jouer, dans le respect des règles établies. MAGA, lui, ne reconnaît ni scène, ni script, seulement une arène, où celui qui frappe le plus fort écrit les règles. L’un croit en l’ordre hérité ; l’autre, dans la force brute du fait accompli. Dans ce monde chamboulé, le multilatéralisme fut un temps une digue. Branlante, imparfaite, mais elle tenait. Elle contenait les passions, tenait les faucons en laisse, suspendait les crises. Aujourd’hui, cette digue a cédé. Le nouveau monde ne s’annonce pas, il éclate. Et ce qui se répand n’est pas une marée, mais un tsunami de débris issus d’un ordre rejeté.

L’ordre déclassé

L’ordre du monde ne s’effondre pas dans le silence, mais dans le fracas des conflits superposés. Ce qui vacille, ce n’est plus seulement une architecture diplomatique, mais l’idée même qu’un équilibre soit encore pensable. Loin des salons feutrés du G7, un choc frontal a récemment opposé l’Iran à Israël, non une simple escarmouche, mais une secousse tectonique, révélant la faillite de l’ordre ancien et l’impuissance de ses gardiens.

L’Iran n’a pas plié. Israël, en revanche, sort secoué, son « Dôme de fer » percé par des salves balistiques qu’il n’a pas su intercepter. Le mythe technologique s’est fendu comme une amphore antique sous les coups du réel.

Le G7, englué dans ses valeurs fanées, continue d’agir comme si la gouvernance mondiale avait conservé une once de crédit. Mais ce monde s’est brisé. Il a vacillé en Irak, puis s’est effondré sous les gravats de Gaza.

L’ONU est réduite au silence, le droit humanitaire foulé aux pieds, les discours moralisateurs révélés pour ce qu’ils sont : des postures creuses masquant des intérêts stratégiques. L’ère du double langage triomphe.

Ainsi, quand le G7 parle de « frappe défensive » pour maquiller une agression, il ne s’agit plus d’euphémisme : c’est une contorsion linguistique qui ferait rougir le droit international lui-même. L’AIEA, garante du régime de non-prolifération, s’est-elle aussi montrée étrangement silencieuse face aux frappes américaines visant des sites iraniens sous sa supervision, préférant dénoncer l’Iran pour quelques kilogrammes d’uranium déplacés. Le cynisme devient méthode. La mauvaise foi, doctrine. L’impunité, système.

On peut tromper les peuples un temps. On peut feindre l’aveuglement. Mais il y a des seuils au-delà desquels le ridicule devient fatal.

Le déluge n’est plus une menace. Il est là. Ce n’est plus la crise du multilatéralisme. C’est son enterrement progressif.

Épitaphe ou recommencement ?

Il n’existe pas de monde sans langage commun, seulement un monde de cris. Et c’est peut-être là que se trace la véritable ligne de fracture entre le G7 et l’élan MAGA : l’un croit encore aux mots, l’autre aux dynamiques du pouvoir. Mais que peuvent les mots quand les murs se fissurent, quand les symboles se creusent, quand les alliances s’atrophient dans l’indifférence stratégique ?

Le G7 n’est pas seulement dépassé, il est déconnecté. Il parle de contrôle, alors que le monde est entré dans l’ère de la saturation. Il promet la stabilité, alors que la géopolitique est devenue frénétique, fébrile, fondamentalement volcanique. Il raisonne en intérêts croisés, quand d’autres avancent par instincts divergents.

Et pourtant, il ne disparaît pas. Parce qu’il subsiste un souvenir tenace, celui d’un monde où le pouvoir devait se légitimer par le droit. D’un équilibre, si fragile soit-il, mais encore pensable. Ce vestige est désormais porté comme un cadavre diplomatique en procession funèbre par les derniers survivants d’un ordre déchu. De son côté, MAGA ne pleure rien : il célèbre.

Mais dans ce duel déséquilibré, une autre figure reste floue : celle de l’Europe. Trop douce pour dominer, trop divisée pour unir, trop lucide pour croire encore au vieux monde. Elle oscille, tergiverse, tend l’oreille, cherchant une voix dans la cacophonie ambiante. Peut-être est-ce à elle que revient le dernier mot, non pour prolonger les rites du G7, ni pour singer les réflexes de MAGA,  mais pour proposer une autre narration, fondée non sur la nostalgie d’un ordre disparu, ni sur la brutalité d’un ordre imposé, mais sur la réinvention patiente d’un monde viable et vivable.

Ce serait là un pari immense. Il ne s’agit plus de préserver un équilibre : il faut en inventer un autre. Non par diplomatie, mais par audace. Non dans la peur du chaos, mais dans l’ébauche lucide d’un monde au service de l’humain. Mais encore faut-il le vouloir.

L’histoire n’attend pas. Elle déferle, ou s’infiltre, mais jamais, elle ne recule.

 

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L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

8 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 08/06/2025 Publié dans #Articles

L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

              Par

Jamel

BENJEMIA                               

                
  

   

                     

Il fut un temps, pas si lointain, où l’éditorial incarnait le sommet de la presse écrite. À travers lui, une rédaction exprimait non seulement une opinion, mais une vision du monde, tissée de mémoire, d’intuition, d’analyse et de souffle. L’éditorial, au-delà d’un genre, était un art : un exercice de style autant qu’un acte de pensée. Il s’y disait le présent, avec cette gravité tranquille et ce sens du phrasé qui font que certaines expressions traversent les décennies comme des balises dans la brume.

Cet art, mon père le vénérait. Il ne jurait que par trois plumes, trois consciences, trois voix, trois mondes. Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, maître du verbe et de la nuance. Bruno Frappat, longtemps plume du journal La Croix mais surtout grand nom du journal Le Monde, où il fut à la fois journaliste, éditorialiste et directeur. Et enfin Mohamed Hassanein Heikal, l’incontournable rédacteur en chef égyptien du journal Al Ahram (les Pyramides), conseiller de Nasser, dont la profondeur d’analyse et l’élégance d’écriture faisaient autorité dans toute la presse arabe. À ses yeux, il n’existait pas d’équivalents. Ces noms constituaient son panthéon personnel, et leur lecture était pour lui un rendez-vous sacré avec l’intelligence.

L'effondrement du style

Il serait sans doute atterré aujourd’hui, face à ce naufrage discret du style éditorial. Non pas que l’opinion ait disparu, elle est partout, trop peut-être, mais une opinion sans forme, sans verbe, sans cadence. Le style télégraphique, cette écriture hachée, condensée à l’extrême, dénuée de souffle et d’images, semble avoir envahi les colonnes autrefois réservées aux plumes chevronnées. On ne prend plus le temps d’installer une idée, de laisser respirer une phrase, de suspendre le lecteur dans un équilibre fragile entre l’intuition et l’argument. L’éditorial devient alors une suite de slogans, un enchaînement d’injonctions, où l’ellipse remplace la nuance et où la clarté vire à la brutalité.

Or, pour mon père, et pour une tradition aujourd’hui menacée, un bon éditorial commençait toujours par une introduction ciselée, souvent tissée d’une métaphore évocatrice. Le monde y entrait par une image, un détail, une anecdote qui ouvrait l’espace mental du lecteur. Puis venait le développement, rigoureux, structuré, mais jamais sec ; une pensée construite comme un édifice, où chaque paragraphe appelait le suivant, comme une marche appelle l’ascension. Enfin, la chute, cette signature ultime, n’était jamais un simple résumé, mais un écho : un dernier regard qui rehaussait le propos. Elle pouvait être une pirouette ironique, une prophétie inquiète ou, parfois, un silence suspendu, laissant le lecteur en apnée.

Ce n’était pas seulement une méthode : c’était une esthétique. Et cette esthétique-là, il la retrouvait dans les colonnes du journal La Presse tunisien, à travers les magnifiques rubriques « Ici-bas » et « Point de mire », signées par Abdelhamid Gmati, plus connu sous le pseudonyme de Miduni. Une plume rare, méditative, posée, empreinte de cette mélancolie active qui savait mêler la douleur du monde à la douceur des mots. Il aimait lire aussi la Revue Dialogue, d’Omar S’habou, où la pensée prenait le temps de se déployer, dans une Tunisie tiraillée entre modernité et mémoire. Et que dire de la rubrique « Ce que je crois » de Béchir Ben Yahmed dans Jeune Afrique, ce magazine-passeur entre les deux rives, ce phare dans la confusion des temps postcoloniaux ? Ben Yahmed écrivait comme on trace une ligne d’horizon : pour ouvrir, pour situer, pour espérer.

Écrire pour éclairer, non pour asséner

Toutes ces voix obéissaient à une règle tacite : écrire pour éclairer, non pour occuper. Écrire pour accompagner le lecteur, non pour le devancer ou le heurter. Écrire pour rendre le monde lisible, sans le simplifier à outrance. Aujourd’hui, cet art cède sous les coups de boutoir de la précipitation numérique. L’éditorial devient « tweetable ». On sacrifie la rythmique du verbe à la vitesse de diffusion, la complexité des idées à leur viralité.

Certes, tout n’est pas perdu. Il reste, ici ou là, quelques plumes discrètes, tenaces, qui perpétuent une certaine idée de la parole éditoriale. Exigeantes et sobres, elles restituent quelque chose de cette dignité intellectuelle que d’autres ont troquée contre le sensationnel ou le convenu. À leur manière, elles s’inscrivent dans cette filiation d’écrivains-journalistes que Jean Daniel savait déceler d’un œil sûr, d’un mot juste. Ce rare talent de dire l’essentiel avec finesse, de ciseler le verbe avec délicatesse, mérite aujourd’hui d’être défendu.

La dictature de l’instant

Ce déclin journalistique n’est pas seulement stylistique : il révèle une crise plus profonde. Car derrière le recul du style se cache une crise du temps, le temps de lire, mais surtout celui de penser. Le journalisme d’opinion s’est aligné sur les cadences industrielles de l’information : produire vite, consommer vite, oublier plus vite encore.

Dans ce flux permanent, l’éditorial n’est plus le socle d’une ligne éditoriale, mais une pièce interchangeable dans la machine médiatique.

Pourtant, dans une époque saturée d’informations et appauvrie en sens, nous avons besoin de mots qui durent, d’analyses qui relèvent, de phrases qui nous réveillent autrement que par le choc. Nous avons besoin d’une presse qui éveille les consciences, pas qui les assomme. Un style qui respire, qui accueille la lenteur, qui assume la longueur, et croit encore à l’intelligence du lecteur.

Mon professeur de français, Madame Bortoli, mettait en garde contre un style qui tournoyait davantage qu’il n’éclairait. Selon elle, les envolées lyriques et les circonvolutions emphatiques devaient être maniées avec retenue, comme des épices rares, à ne pas disperser à pleines poignées.

Réhabiliter l’éditorial

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer nostalgique pour un âge d’or révolu. Les grands éditoriaux du passé ne sont pas des moules à reproduire, mais des arches fondatrices pour bâtir un style moderne, à l’abri du fade comme du tapageur.

Il ne s’agit pas de ressusciter le style des années 1970, mais de renouer avec une éthique du langage, celle qui sait qu’une idée réclame une chair vivante, qu’une conviction dépourvue de style devient une injonction sèche, et qu’un journal privé d’éditorial n’est rien d’autre qu’un puzzle éclaté d’événements sans âme.

Alors, peut-être est-il temps de réhabiliter l’éditorial comme un lieu de résistance, une citadelle du verbe au cœur de la cacophonie ambiante. Il nous revient de transmettre cet art : former de nouveaux éditorialistes, non seulement à l’opinion, mais à la rigueur du mot, à la danse du sens, à l’architecture de la phrase, à la métaphore juste. Il n’est pas trop tard pour croire qu’un journal peut encore vibrer par la beauté d’un texte d’ouverture, par cette première page qui, chaque matin, ne donne pas seulement une direction, mais une respiration.

C’est cela, que mon père avait compris. Une exigence littéraire au service d’un engagement. Une voix qui, par-delà les siècles, nous dit encore : le monde vaut la peine d’être dit, mais à condition de bien le dire.

Le président Kaïs Saïed le dit avec constance, d’une voix grave, sans emphase : la presse a besoin de plumes, de vraies plumes, pas de comptables funèbres, penchés sur des bilans comme à une cérémonie funéraire. La presse est souffle, présence, fil ténu entre hier et demain. On ne liquide pas un héritage sans perte : un pays qui laisse mourir sa presse laisse s’éteindre une part de sa conscience. Et la conscience, comme l’élégance du verbe, ne se remplace pas. Elle se cultive, patiemment.

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Géoéconomie et populisme en Occident : L’alliance des passions et des intérêts.

1 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 01/06/2025 Publié dans #Articles

Géoéconomie et populisme en Occident :

L’alliance des passions et des intérêts.            

    Par

Jamel

BENJEMIA                               

                
                            

Dans le fracas discret des diplomaties et le tumulte des parlements, une nouvelle grammaire se déploie, tissée d’orgueil national et de calculs froids. La géoéconomie, jadis reléguée aux marges des traités commerciaux, s’impose désormais comme le cœur battant des relations internationales. Mais ce cœur, loin d’être apaisé, pulse au rythme fiévreux des passions populistes occidentales. Là où l’économie parlait jadis le langage technocratique des taux et des équilibres, résonnent désormais des slogans, des frontières mentales et des colères collectives.

C’est une alchimie trouble : le feu du populisme attise les ressorts stratégiques de la géoéconomie, et celle-ci, en retour, offre au populisme la scène mondiale de ses ambitions. Les politiques industrielles deviennent des étendards, les barrières douanières, des murailles identitaires, et les accords commerciaux, des armes à double tranchant dans les mains d’apprentis forgerons de souveraineté.

Ainsi se dessine une époque étrange, où les cartes du monde ne se tracent plus à l’encre des traités mais à la braise des ressentiments. Le populisme souffle sur les braises du monde, et la géoéconomie devient l’écho stratégique de ses tempêtes. Un mélange aussi explosif que fascinant, où les nations ne cherchent plus seulement à croître, mais à triompher.

Le retour du politique dans l’économique

Il fut un temps, pas si lointain, où l’économie semblait flotter au-dessus des passions humaines, régie par les lois tranquilles du marché, comme un ciel clair d’orthodoxie néolibérale. Le commerce portait alors la promesse d’une paix universelle ; les flux de capitaux, d’idéaux et de marchandises dessinaient les contours d’un monde rationnel, délié des fureurs du passé.

Pourtant, au cœur de cette illusion, la financiarisation a discrètement remodelé les économies occidentales : en déracinant l’activité productive au profit de la spéculation, elle a vidé de sens les souverainetés économiques, tout en creusant les frustrations populaires. Elle fut ainsi le pont paradoxal entre l’économie prétendument dépolitisée des années 1980–2000 et le retour brutal du politique au cœur des arbitrages économiques. L’histoire, fidèle à ses soubresauts, n’a jamais aimé les lignes droites.

Aujourd’hui, la géoéconomie surgit, telle une marée montante, mêlant la logique des armes à celle des balances commerciales. L’économie n’est plus une sphère autonome, elle devient instrument de puissance, bras armé de la politique. L’illusion de la neutralité cède sous le poids des stratégies de confrontation. Les droits de douane se muent en menaces, les monnaies en leviers d’influence, les chaînes de valeur en champs de bataille invisibles.

Trump, la Chine, l’euro numérique : autant de signes que le langage du pouvoir s’écrit désormais en équations politiques. Ce n’est plus la main invisible, mais la main ferme des États qui guide les échanges. Le marché n’est plus un espace de coopération, mais un théâtre de rivalités. L’économie, rattrapée par la géopolitique, redevient tragédie humaine.

La revanche des nations

Sous les oripeaux fatigués du progrès globalisé, le populisme a surgi comme un cri ancien, une plainte profonde de peuples rendus invisibles. Il est la voix des oubliés, des exilés de l’intérieur, qui dressent les frontières non seulement contre l’étranger, mais contre l’élite, le système, le monde lui-même. Porté par des figures à la rhétorique incendiaire, le populisme économique ne calcule pas : il accuse, il désigne, il venge.

Dans ce théâtre d’ombres, le déficit commercial devient une trahison, le libre-échange un poison, et l’industrie délocalisée le tombeau de la grandeur nationale. Chaque usine fermée, chaque emploi perdu, devient un symbole, une blessure mémorielle. Alors, le populisme promet non plus de redistribuer, mais de restaurer : restaurer la souveraineté, la dignité, l’ordre des choses.

La politique industrielle renaît sous les traits d’un roman national : subventions comme rédemption, barrières douanières comme murailles protectrices. Ce n’est plus l’efficacité qui guide, mais l’identité. Et derrière chaque décision économique, ce sont les récits blessés de la nation qui s’écrivent à nouveau.

Ainsi, l’économie se plie à la dramaturgie populiste. Elle devient langue de combat, promesse de rédemption collective. Le peuple n’attend plus des résultats, mais des symboles. Et les chiffres cèdent la place aux mythes.

Convergences toxiques

Quand la stratégie froide de la géoéconomie rencontre la ferveur brûlante du populisme, naît un alliage instable, à la fois redoutablement efficace et foncièrement dangereux. Ce n’est plus seulement l’intérêt national qui guide les décisions, mais la mise en scène permanente de sa défense. Les frontières économiques deviennent des théâtres de guerre symbolique ; chaque taxe, une déclaration ; chaque embargo, une posture. Le politique se théâtralise, le commerce se politise.

Dans cette fusion, les discours populistes trouvent une caisse de résonance mondiale. L’ennemi extérieur chinois offre au populisme occidental un adversaire commode, tandis que la géoéconomie fournit les outils pour frapper, sanctionner, isoler. Les sanctions deviennent des étendards, les traités, des armes retournées. On ne négocie plus, on défie.

Mais ce jeu à somme négative ronge les fondations du multilatéralisme. Les règles communes s'effacent devant les rapports de force, les alliances se font et se défont au gré des ressentiments populaires. Le monde devient un échiquier mouvant où les rois parlent comme des tribuns, et les foules dictent l’agenda stratégique.

Ce n’est plus la raison qui gouverne l’économie, mais la passion. Et cette passion, attisée par la peur et l’orgueil, redessine le monde à coups de feu croisés.

Risques systémiques

Quand les nations troquent la coopération pour la confrontation, l’ordre mondial chancelle. La fusion entre géoéconomie et populisme, si séduisante pour les peuples en quête de repères, engendre un monde fragmenté, imprévisible, où l’instinct supplante la stratégie. Les chaînes de valeur, jadis tissées comme une tapisserie patiente entre continents, se déchirent, fil par fil, sous les assauts conjoints du nationalisme et du court-termisme. L’économie devient un champ de mines où chaque décision peut déclencher une onde de choc mondiale.

L’inflation des subventions, la multiplication des représailles douanières, l’extraterritorialité des sanctions : autant de signes d’un système en surchauffe. . Une élection peut faire trembler des bourses entières ; un tweet présidentiel, déplacer des milliards. Dans ce climat, les entreprises naviguent à vue, entre arbitrage stratégique et peur du faux pas.

Les pays du Sud, quant à eux, deviennent spectateurs ou pions. Marginalisés dans les grandes batailles technologiques, ils risquent d’être broyés entre les ambitions concurrentes des géants. À moins, peut-être, de tirer parti de cette guerre des titans pour redéfinir leur place.

Ainsi, un monde sans boussole s’installe. Et dans ce désordre organisé, les passions populaires deviennent des forces tectoniques, capables de faire vaciller les plus solides architectures.

Épilogue d’un monde en tension

À la croisée des passions identitaires et des intérêts stratégiques, l’économie mondiale entre dans une ère de frictions durables. Le populisme a réintroduit l’émotion dans des sphères que l’on croyait régies par la froideur des chiffres. La géoéconomie, en retour, a offert aux pulsions nationales un théâtre d’action, une grammaire des rapports de force, un vocabulaire pour dire la puissance autrement que par les armes.

Mais cette alliance n’est pas sans péril. En substituant la coopération par la confrontation, le long terme par l’instant politique, la logique systémique par la logique de l’affrontement, elle fragilise l’édifice global construit au fil de décennies d’interdépendance. Les traités se font plus fragiles, les alliances plus incertaines, et les équilibres plus précaires.

Pourtant, cette époque n’est pas seulement celle du repli. Elle est aussi celle des possibles : de nouvelles souverainetés peuvent émerger, plus enracinées, plus équilibrées, si elles ne cèdent pas entièrement aux sirènes de la démagogie.

À condition que les peuples se rappellent que dans l’histoire, les murs finissent toujours par tomber — mais les ponts, eux, laissent des traces durables.

Mais ces possibles ne sauraient se construire sur des fractures anciennes. Du plombier polonais à l’immigré musulman, ces figures stigmatisées sont les fissures visibles d’un édifice occidental qui se lézarde lentement. À force de bâtir des murs sur des peurs, c’est le ciment républicain qui s’effrite — et sans réfection morale, ce sont les fondations du vivre-ensemble qui risquent de s’effondrer dans un fracas aussi étouffé que profond.

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