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L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

8 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 08/06/2025 Publié dans #Articles

L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

              Par

Jamel

BENJEMIA                               

                
  

   

                     

Il fut un temps, pas si lointain, où l’éditorial incarnait le sommet de la presse écrite. À travers lui, une rédaction exprimait non seulement une opinion, mais une vision du monde, tissée de mémoire, d’intuition, d’analyse et de souffle. L’éditorial, au-delà d’un genre, était un art : un exercice de style autant qu’un acte de pensée. Il s’y disait le présent, avec cette gravité tranquille et ce sens du phrasé qui font que certaines expressions traversent les décennies comme des balises dans la brume.

Cet art, mon père le vénérait. Il ne jurait que par trois plumes, trois consciences, trois voix, trois mondes. Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, maître du verbe et de la nuance. Bruno Frappat, longtemps plume du journal La Croix mais surtout grand nom du journal Le Monde, où il fut à la fois journaliste, éditorialiste et directeur. Et enfin Mohamed Hassanein Heikal, l’incontournable rédacteur en chef égyptien du journal Al Ahram (les Pyramides), conseiller de Nasser, dont la profondeur d’analyse et l’élégance d’écriture faisaient autorité dans toute la presse arabe. À ses yeux, il n’existait pas d’équivalents. Ces noms constituaient son panthéon personnel, et leur lecture était pour lui un rendez-vous sacré avec l’intelligence.

L'effondrement du style

Il serait sans doute atterré aujourd’hui, face à ce naufrage discret du style éditorial. Non pas que l’opinion ait disparu, elle est partout, trop peut-être, mais une opinion sans forme, sans verbe, sans cadence. Le style télégraphique, cette écriture hachée, condensée à l’extrême, dénuée de souffle et d’images, semble avoir envahi les colonnes autrefois réservées aux plumes chevronnées. On ne prend plus le temps d’installer une idée, de laisser respirer une phrase, de suspendre le lecteur dans un équilibre fragile entre l’intuition et l’argument. L’éditorial devient alors une suite de slogans, un enchaînement d’injonctions, où l’ellipse remplace la nuance et où la clarté vire à la brutalité.

Or, pour mon père, et pour une tradition aujourd’hui menacée, un bon éditorial commençait toujours par une introduction ciselée, souvent tissée d’une métaphore évocatrice. Le monde y entrait par une image, un détail, une anecdote qui ouvrait l’espace mental du lecteur. Puis venait le développement, rigoureux, structuré, mais jamais sec ; une pensée construite comme un édifice, où chaque paragraphe appelait le suivant, comme une marche appelle l’ascension. Enfin, la chute, cette signature ultime, n’était jamais un simple résumé, mais un écho : un dernier regard qui rehaussait le propos. Elle pouvait être une pirouette ironique, une prophétie inquiète ou, parfois, un silence suspendu, laissant le lecteur en apnée.

Ce n’était pas seulement une méthode : c’était une esthétique. Et cette esthétique-là, il la retrouvait dans les colonnes du journal La Presse tunisien, à travers les magnifiques rubriques « Ici-bas » et « Point de mire », signées par Abdelhamid Gmati, plus connu sous le pseudonyme de Miduni. Une plume rare, méditative, posée, empreinte de cette mélancolie active qui savait mêler la douleur du monde à la douceur des mots. Il aimait lire aussi la Revue Dialogue, d’Omar S’habou, où la pensée prenait le temps de se déployer, dans une Tunisie tiraillée entre modernité et mémoire. Et que dire de la rubrique « Ce que je crois » de Béchir Ben Yahmed dans Jeune Afrique, ce magazine-passeur entre les deux rives, ce phare dans la confusion des temps postcoloniaux ? Ben Yahmed écrivait comme on trace une ligne d’horizon : pour ouvrir, pour situer, pour espérer.

Écrire pour éclairer, non pour asséner

Toutes ces voix obéissaient à une règle tacite : écrire pour éclairer, non pour occuper. Écrire pour accompagner le lecteur, non pour le devancer ou le heurter. Écrire pour rendre le monde lisible, sans le simplifier à outrance. Aujourd’hui, cet art cède sous les coups de boutoir de la précipitation numérique. L’éditorial devient « tweetable ». On sacrifie la rythmique du verbe à la vitesse de diffusion, la complexité des idées à leur viralité.

Certes, tout n’est pas perdu. Il reste, ici ou là, quelques plumes discrètes, tenaces, qui perpétuent une certaine idée de la parole éditoriale. Exigeantes et sobres, elles restituent quelque chose de cette dignité intellectuelle que d’autres ont troquée contre le sensationnel ou le convenu. À leur manière, elles s’inscrivent dans cette filiation d’écrivains-journalistes que Jean Daniel savait déceler d’un œil sûr, d’un mot juste. Ce rare talent de dire l’essentiel avec finesse, de ciseler le verbe avec délicatesse, mérite aujourd’hui d’être défendu.

La dictature de l’instant

Ce déclin journalistique n’est pas seulement stylistique : il révèle une crise plus profonde. Car derrière le recul du style se cache une crise du temps, le temps de lire, mais surtout celui de penser. Le journalisme d’opinion s’est aligné sur les cadences industrielles de l’information : produire vite, consommer vite, oublier plus vite encore.

Dans ce flux permanent, l’éditorial n’est plus le socle d’une ligne éditoriale, mais une pièce interchangeable dans la machine médiatique.

Pourtant, dans une époque saturée d’informations et appauvrie en sens, nous avons besoin de mots qui durent, d’analyses qui relèvent, de phrases qui nous réveillent autrement que par le choc. Nous avons besoin d’une presse qui éveille les consciences, pas qui les assomme. Un style qui respire, qui accueille la lenteur, qui assume la longueur, et croit encore à l’intelligence du lecteur.

Mon professeur de français, Madame Bortoli, mettait en garde contre un style qui tournoyait davantage qu’il n’éclairait. Selon elle, les envolées lyriques et les circonvolutions emphatiques devaient être maniées avec retenue, comme des épices rares, à ne pas disperser à pleines poignées.

Réhabiliter l’éditorial

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer nostalgique pour un âge d’or révolu. Les grands éditoriaux du passé ne sont pas des moules à reproduire, mais des arches fondatrices pour bâtir un style moderne, à l’abri du fade comme du tapageur.

Il ne s’agit pas de ressusciter le style des années 1970, mais de renouer avec une éthique du langage, celle qui sait qu’une idée réclame une chair vivante, qu’une conviction dépourvue de style devient une injonction sèche, et qu’un journal privé d’éditorial n’est rien d’autre qu’un puzzle éclaté d’événements sans âme.

Alors, peut-être est-il temps de réhabiliter l’éditorial comme un lieu de résistance, une citadelle du verbe au cœur de la cacophonie ambiante. Il nous revient de transmettre cet art : former de nouveaux éditorialistes, non seulement à l’opinion, mais à la rigueur du mot, à la danse du sens, à l’architecture de la phrase, à la métaphore juste. Il n’est pas trop tard pour croire qu’un journal peut encore vibrer par la beauté d’un texte d’ouverture, par cette première page qui, chaque matin, ne donne pas seulement une direction, mais une respiration.

C’est cela, que mon père avait compris. Une exigence littéraire au service d’un engagement. Une voix qui, par-delà les siècles, nous dit encore : le monde vaut la peine d’être dit, mais à condition de bien le dire.

Le président Kaïs Saïed le dit avec constance, d’une voix grave, sans emphase : la presse a besoin de plumes, de vraies plumes, pas de comptables funèbres, penchés sur des bilans comme à une cérémonie funéraire. La presse est souffle, présence, fil ténu entre hier et demain. On ne liquide pas un héritage sans perte : un pays qui laisse mourir sa presse laisse s’éteindre une part de sa conscience. Et la conscience, comme l’élégance du verbe, ne se remplace pas. Elle se cultive, patiemment.

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