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Réarmer la Tunisie par le savoir :  Du Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement à la diplomatie de la recherche.

13 Avril 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 13/04/2025 Publié dans #Articles

Réarmer la Tunisie par le savoir : 
Du Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement à la diplomatie de la recherche.

 Par

Jamel

BENJEMIA                                
                

                                                

Il est des nations qui se rêvent grandes par leurs armées, d’autres par leurs ressources. La Tunisie, elle, ne s’élèvera que par son savoir. C’est dans le silence vibrant des salles de classe, dans le tumulte fécond des amphithéâtres, et dans la lumière tamisée des laboratoires que s’esquisse son avenir. Là se forgent les esprits, s’aiguisent les consciences et se dessine la forme du destin.
Notre pays, fort d’une jeunesse aux regards vifs et d’un patrimoine qui embrasse Carthage et Kairouan, a gravé dans le marbre de sa Constitution, à l’article 135, la création d’un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement (CSEE). 
Mais il ne suffit pas d’ériger un Conseil : encore faut-il en faire un levier de transformation, un lieu où se croisent la stratégie, l’écoute et la vision. Car l’éducation ne peut plus se contenter d’être un chapitre budgétaire ou un motif de discours. Elle doit redevenir un acte de souveraineté. C’est à cette condition, et à celle-là seule, que le diplôme tunisien retrouvera sa valeur d’ascenseur social, que les fractures régionales cesseront d’être des fatalités, que notre pensée scientifique rayonnera au-delà des frontières, et que nos grandes institutions seront peuplées d’intelligences sûres d’elles-mêmes, enracinées et audacieuses.

Kasserine, Gafsa et les angles morts de la République

L’école tunisienne, censée être le grand égalisateur social, reproduit parfois les fractures qu’elle devrait combler. Rien n’illustre mieux ce paradoxe que les inégalités linguistiques criantes entre les régions du littoral et celles de l’intérieur. À Kasserine, à Gafsa, mais aussi dans d’autres gouvernorats, le niveau de maîtrise des langues — arabe littéraire, français, anglais — reste dramatiquement faible. Ce constat n’est pas une fatalité, mais le résultat d’un abandon progressif, d’un manque de stratégie différenciée et d’une absence d’investissement ciblé.
Or, la langue est bien plus qu’un outil de communication. Elle est une clef d’accès au savoir, à la citoyenneté et à l’emploi. Lorsque l’élève d’une région marginalisée peine à s’exprimer ou à comprendre un manuel, c’est tout son avenir qui se trouve compromis. L’inégalité linguistique devient alors une inégalité d’opportunités, une fracture cognitive qui renforce l’exclusion et mine la cohésion nationale.
Il est urgent d’agir. Des parcours d’excellence linguistique, des classes à effectifs allégés, des passerelles entre régions, mais aussi la valorisation des langues comme leviers d’ascension sociale doivent être mis en œuvre. Il s’agit de faire du plurilinguisme un droit et non un privilège, d’offrir à chaque enfant, quel que soit son lieu de naissance, la possibilité de maîtriser les outils fondamentaux du savoir. Réconcilier la République avec ses régions passe par là : par une école qui parle, enseigne et rêve dans toutes les langues de l’excellence.


Une plateforme ouverte pour une recherche trilingue

La Tunisie ne souffre pas d’un manque d’intelligence, mais d’un manque de valorisation de son intelligence. Dans nos universités, nos laboratoires et même en dehors du monde académique, des centaines de chercheurs, jeunes diplômés, enseignants ou passionnés produisent des idées, des analyses, des propositions. Pourtant, très peu de ces contributions atteignent le public, la décision politique ou les forums internationaux. Le problème est double : absence de plateforme nationale dédiée et cloisonnement linguistique.
Il est temps que la Tunisie crée une plateforme ouverte, publique, gratuite, pour publier des papiers de recherche dans les trois langues majeures du pays : l’arabe, le français et l’anglais. Cette plateforme, pensée comme un carrefour du savoir tunisien, permettrait à chaque chercheur de publier dans sa langue de prédilection, avec la garantie que son travail sera traduit — humainement ou automatiquement — dans les deux autres langues. Le savoir ne doit pas rester prisonnier des cloisons linguistiques ; il doit circuler, être partagé, discuté.
Un tel outil changerait la donne : il amplifierait la visibilité de la recherche tunisienne, renforcerait les échanges interdisciplinaires, et favoriserait une culture de publication dès le niveau licence ou master. Il permettrait aussi d’alimenter le débat public par des expertises locales, de nourrir les politiques publiques par des données endogènes, et de projeter la Tunisie comme un acteur crédible de la diplomatie du savoir. Car publier, ce n’est pas seulement informer, c’est exister dans le concert des nations.
La souveraineté scientifique commence par l’accessibilité du savoir. C’est en organisant notre propre circulation des idées que nous pourrons espérer en influencer d’autres.


L’ITES : silence d’un « Think Tank » stratégique

L’Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES) devrait être l’une des boussoles intellectuelles de la République. Chargé de produire des analyses de fond sur les grands enjeux nationaux — sécurité, économie, société, diplomatie — il a pourtant sombré dans un silence préoccupant. Le dernier dossier publié par cette honorable institution remonte à juillet 2024 selon le site web de l’ITES.
Cette discrétion contraste fortement avec les attentes du moment. Dans un monde incertain, marqué par les mutations géopolitiques, la révolution numérique, les tensions sociales et climatiques, chaque pays a besoin de structures capables de penser l’avenir, d’anticiper les chocs, de proposer des trajectoires. L’ITES pourrait — et devrait — être cette vigie stratégique, à condition de sortir de son isolement.
Il est urgent de redynamiser cet institut. Cela passe par des partenariats solides avec les universités tunisiennes et étrangères, des appels à contribution ouverts aux chercheurs indépendants, des traductions systématiques de ses travaux, et une véritable politique de diffusion. L’ITES doit redevenir un lieu de débat éclairé et un creuset d’idées, en lien direct avec les décideurs mais sans complaisance politique.
Redonner de la voix à l’ITES, c’est réaffirmer que la pensée stratégique est une dimension essentielle de la souveraineté. Un pays sans stratégie réfléchie devient un terrain de jeu pour les stratégies des autres.


Du local au global : bâtir la souveraineté intellectuelle

Réunir les constats précédents, c’est tracer une ligne directrice claire : la Tunisie a besoin d’un réarmement intellectuel. Cela ne signifie pas une accumulation de réformes techniques ou de slogans creux, mais un véritable effort pour bâtir une souveraineté cognitive, enracinée dans nos territoires, nourrie par notre jeunesse, et tournée vers l’universel. Cette souveraineté commence dans les écoles de Gafsa et Kasserine, où l’égalité linguistique doit devenir un chantier prioritaire. Elle se poursuit à travers un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement fort, visionnaire, et structurant. Elle s’affirme dans la capacité à produire de la connaissance en trois langues, à publier, à débattre, à critiquer. Elle s’incarne, enfin, dans des institutions comme l’ITES, qui doivent retrouver leur mission de veille stratégique.
Le passage du local au global est possible. Il ne s’agit pas de copier des modèles extérieurs, mais d’inventer une trajectoire propre, qui valorise les spécificités tunisiennes tout en respectant les standards de l’excellence. C’est cette dynamique qui permettra de redonner confiance à la jeunesse, de stabiliser les régions marginalisées, et de projeter la Tunisie comme un carrefour de la pensée méditerranéenne, arabe et africaine.
Réarmer la Tunisie par le savoir, c’est reconnaître que les idées, les langues, les publications, les réflexions sont des armes pacifiques, mais puissantes. C’est aussi admettre que toute réforme économique, politique ou sociale restera incomplète si elle n’est pas adossée à une renaissance intellectuelle.
La Tunisie n’a pas besoin d’un énième plan de sauvetage conjoncturel. Elle a besoin d’un souffle, d’un horizon, d’un projet de civilisation. Ce projet commence par l’éducation, se prolonge dans la recherche, s’incarne dans des institutions intellectuelles fortes. Il exige du courage politique, une vision à long terme et une confiance retrouvée dans la capacité de notre pays à produire du sens, de la valeur, et du savoir.
À travers un Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement repensé, une plateforme de recherche ouverte, des politiques linguistiques inclusives et un institut stratégique réanimé, la Tunisie peut bâtir une souveraineté intellectuelle capable de nourrir son avenir. C’est un pari exigeant, mais c’est le seul qui vaille.
La Tunisie ne sera pas sauvée par ses mines, mais par ses idées. Elle ne rayonnera pas par ses classements, mais par ses engagements envers l’intelligence partagée.

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