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De l’assurance à l’indifférence : Le pari froid des « Cat Bonds ».

18 Mai 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 18/05/2025 Publié dans #Articles

De l’assurance à l’indifférence :

Le pari froid des « Cat Bonds ».            

     Par

Jamel

BENJEMIA                               

                
                            

Lorsque les fondations du monde tremblent — que la terre se fissure sous les pas, que l’eau engloutit les rues, que les pandémies paralysent les économies —, il arrive que l’humanité se révèle sous un jour inattendu. Parfois héroïque. Parfois solidaire. Mais parfois aussi, cynique, désabusée, voire glaçante. Ainsi va le monde financier, capable de tout quantifier — jusqu’à la douleur d’une nation ou l’ampleur d’un désastre.

Car aujourd’hui, il est possible de spéculer sur les catastrophes. Non plus seulement de les couvrir, de les anticiper ou de les réparer. Mais bel et bien d’en faire une source de rendement. Ce sont les « Cat Bonds », ou « Obligations Catastrophe » : des instruments financiers sophistiqués qui permettent aux investisseurs de parier qu’un tremblement de terre, un ouragan ou une épidémie n’aura pas lieu. Et si le pire ne survient pas, le pari est gagné, avec à la clé un rendement souvent supérieur à 8 ou 10 %.

De prime abord, cela semble logique : transférer le risque des assureurs vers les marchés, mutualiser les dangers, inciter les capitaux privés à contribuer à la résilience des systèmes. Mais à y regarder de plus près, un malaise s’installe. Car derrière la promesse de rentabilité, un vertige éthique se dessine : Et si le bonheur des uns reposait désormais sur un pari : celui de l’évitement des catastrophes ? Ou pire encore, de leur incapacité à obtenir réparation après un désastre ?

De l’outil à l’ombre

L’idée des « Cat Bonds » naît dans les années 1990, à une époque où les catastrophes naturelles deviennent plus fréquentes, plus intenses, plus coûteuses. Les compagnies d’assurance commencent à redouter le « Big One » — la catastrophe massive qui mettrait à terre leurs bilans. Pour se couvrir, elles émettent des obligations liées à un péril donné. Si la catastrophe survient, elles ne remboursent pas les investisseurs et peuvent utiliser les fonds pour indemniser les sinistrés. Si elle ne survient pas, les investisseurs sont grassement rémunérés.

Ce mécanisme a une rationalité financière. Il est même souvent présenté comme un progrès. Mais à mesure que le marché croît — aujourd’hui plus de 40 milliards d’euros —, une interrogation s’impose : doit-on spéculer sur la souffrance potentielle des autres ?

L’univers des « Cat Bonds »  repose sur une logique inversée : plus le risque perçu est élevé, plus la rémunération l’est aussi. Le cyclone menace ? Opportunité de rendement. L’angoisse collective devient prime de risque. Et la tentation apparaît alors de souhaiter que le seuil de déclenchement ne soit jamais franchi, même si les dégâts humains sont bien réels, mais « juste en-dessous ».

La frontière entre couverture et cynisme

À première vue, les « Obligations Catastrophes » – ou « Cat Bonds » – se présentent comme un outil vertueux : elles permettent de transférer le risque financier des désastres naturels vers les marchés, accélérant potentiellement l’aide aux sinistrés. Mais à y regarder de plus près, la mécanique révèle des zones d’ombre. Entre modélisations rigides, critères déclencheurs contestables et effets d’exclusion involontaires, ces instruments peuvent glisser du côté du cynisme financier, où la catastrophe devient objet de pari plutôt que moteur de solidarité.

Le cas de la Jamaïque en 2024 en est une illustration saisissante. L’île, durement frappée par l’ouragan « Beryl », n’a pas pu activer son « Cat Bonds » . Motif ? La pression atmosphérique mesurée était légèrement supérieure au seuil contractuel, de quelques millièmes seulement. Résultat : 150 millions de dollars d’indemnisation perdus. L’argent, lui, est resté entre les mains des investisseurs. Dans l’île sinistrée, cette décision a été vécue comme un second choc, cette fois moral : comment justifier qu’un désastre bien réel n’ouvre pas droit à un soutien prévu précisément pour ce type d’événement ?

Ce malaise n’est pas isolé. D’autres épisodes récents renforcent le sentiment d’une frontière floue entre couverture et opportunisme.

Au Mexique, pionnier dans l’usage des « Cat Bonds », l’année 2017 a mis à nu les paradoxes du système. Le 7 septembre, un séisme de magnitude 8.1 déclenche le versement automatique prévu. Mais douze jours plus tard, un autre séisme, de magnitude 7.1, frappe Mexico. Les pertes humaines et matérielles y sont plus lourdes… mais aucun paiement n’est effectué. Pourquoi ? Parce que l’épicentre et la profondeur du séisme ne correspondaient pas aux paramètres contractuels.

Dans les Caraïbes, le Caribbean Catastrophe Risk Insurance Facility (CCRIF SPC) repose aussi sur un modèle paramétrique. Après l’ouragan « Irma » en 2017, certains pays reçoivent des fonds. Mais d’autres, tout aussi dévastés, n’obtiennent rien. Les critères modélisés – vents soutenus, précipitations satellitaires – ne captent pas les réalités locales, comme les glissements de terrain ou les coupures d’accès.

L’Équateur, en 2016, subit un séisme majeur alors qu’un « Cat Bonds »  était en cours de finalisation. Aucun versement. Aux Philippines, après le typhon « Rai » en 2021, un paiement de 52,5 millions est bien débloqué, mais des séismes ultérieurs, eux, ne franchissent pas les seuils requis.

Tous ces exemples montrent qu’il ne suffit pas qu’un événement soit tragique pour qu’il soit indemnisable. Encore faut-il que la catastrophe respecte, à la décimale près, les paramètres inscrits dans les contrats. L’intention initiale – anticiper, aider – se heurte à un formalisme qui devient insensible, voire injuste. Quand la souffrance d’un peuple se voit opposer une virgule trop haute ou un épicentre trop profond, ce n’est plus de la gestion du risque. C’est de la froideur algorithmique.

Certains y verront un mal nécessaire. D’autres y liront un abandon de l’humain au profit du code, un déplacement de la solidarité vers une mécanique d’intérêts où la douleur devient une variable parmi d’autres.

Pour une finance du vivant

Face à ce constat, une autre voie se dessine : celle d’une finance du vivant, qui place l’humain, le soin, l’avenir commun au cœur de sa stratégie. Car il existe une manière plus noble de spéculer : en misant sur l’épanouissement des sociétés, la réussite éducative, l’innovation écologique ou la paix sociale. C’est la voie des entreprises à mission, des investissements à impact, des obligations vertes sincères. Celle qui cherche non pas à tirer profit de l’absence de drame, mais à provoquer activement des effets positifs.

Cette finance, encore minoritaire, ne doit plus rester à la marge. Elle est notre antidote aux cynismes du capitalisme algorithmique. Elle ne nie pas les risques, elle les embrasse avec responsabilité. Elle ne remplace pas la solidarité par des modèles, mais s’en sert pour mieux la structurer.

Il ne s’agit pas de diaboliser les « Cat Bonds », mais de les réinscrire dans un horizon éthique. De les doter de critères plus souples, plus humains, plus transparents. D’y associer des contreparties sociales. Et surtout, de ne pas laisser le langage des marchés devenir le seul récit possible des catastrophes.

Face aux vents mauvais, une boussole : remettre l’homme au centre. L’économie y gagnera en stabilité. Le politique, en crédibilité. Et la finance, en légitimité.

Et peut-être, tout simplement, le moment est venu pour le législateur de faire ce pas de bon sens : rendre caduques les dispositions tatillonnes, et considérer qu’une catastrophe, lorsqu’elle est avérée, mérite réparation — sans virgule ni condition.

Ce n’est pas parce qu’un modèle fonctionne qu’il est juste. Et ce n’est pas parce qu’un contrat est respecté que l’on a honoré notre part d’humanité.

 

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