La théorie des dissonances : Comprendre la nouvelle grammaire géopolitique.
La théorie des dissonances :
Comprendre la nouvelle grammaire géopolitique.
Par
Jamel
BENJEMIA
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Il fut un temps où l’on croyait encore que les nations conversaient. Elles valsaient dans des salons drapés de velours, s’échangeant des missives parfumées, des œillades tamisées et des poignards enveloppés de soie. L’ordre international se voulait un pacte fragile mais commun, un équilibre construit sur les ruines de la guerre, cimenté par la foi naïve dans la paix des hommes raisonnables.
Mais le théâtre a changé de décor. Les dialogues ont laissé place aux postures, les engagements aux simulacres. Ce ne sont plus tant des États qui agissent, que des personnages, des rôles incarnés, des masques fixés au visage par l’habitude, l’intérêt ou le mépris.
Il ne suffit plus de dénoncer les passagers clandestins du système. Il faut désormais regarder ceux qui, tout en occupant le devant de la scène, empoisonnent la trame du récit commun, fissurent les fondations qu’ils prétendent défendre, et transforment l’ordre mondial en un champ de dissonances.
L’électron libre
Il y a celui qui reste figé dans ses bottes, glacé par la raideur de ses vérités immuables. Il agit, impose, bombarde, affame, sans autre justification que celle qu’il s’accorde à lui-même. Il connaît les résolutions onusiennes, les ignore sans trembler, les piétine en souriant. Aux appels du droit, il oppose la mémoire. Aux règles collectives, il répond par la singularité de son destin. Son cadastre est son livre saint. Le droit des autres ? Accessoire. Il les traite en vassaux.
Cet électron libre plane au-dessus de l’ordre établi, qu’il contourne avec superbe, défiant la communauté des nations, sourd aux clameurs humaines et oublieux du regard de la justice éternelle. Il commence même à inquiéter ses fidèles partisans.
Toléré mais pas suivi
Un autre, jadis au sommet, regarde ce monde qu’il a contribué à façonner avec une forme d’incompréhension triste. Il a bâti les institutions, financé les armées communes, défendu l’idée d’un monde libre. Mais il découvre qu’on l’écoute de moins en moins, qu’on le moque parfois, qu’on l’accuse même de toutes les dérives.
Il continue pourtant, convaincu de sa mission. Il signe les traités, convoque les sommets, répète les promesses. Mais à force de vouloir tout régenter, il s’est épuisé, dispersé, contredit. Il est devenu le cocu glorifié — aimé pour son argent, critiqué pour ses principes, toléré mais plus jamais suivi. Il est l’architecte dont les plans ne sont plus lus.
Le premier de la classe
Et puis, il y a celui qui suit les règles avec une rigueur appliquée, une discipline presque dévote. Il parle le langage des organisations, brandit les normes comme un talisman, et se rêve en modèle d’équilibre et de responsabilité. Il ne déborde pas, il s’aligne. Il ne transgresse pas, il démontre.
Mais il oublie parfois que le monde ne récompense pas toujours les meilleurs élèves. Et pendant qu’il s’applique à être parfait, d’autres redessinent le tableau à coups de désobéissances créatives.
Il ne trahit pas, ne rompt pas, ne manipule pas. Il persiste à croire que la loyauté finira par payer. Et peut-être a-t-il raison. Ou peut-être est-il simplement l’enfant modèle d’un monde qui ne croit plus aux bulletins.
Le révolté
Puis vient le révolté. Il parle fort, souvent au nom des humiliés. Il fait entendre les voix qu’on tait, les douleurs qu’on minimise, les injustices qu’on relègue au second plan. Il rappelle l’histoire, brandit les dettes du passé, accuse l’injustice structurelle avec la fougue des cœurs brûlants et la mémoire des peuples blessés. Son discours est juste, souvent nécessaire. Il rappelle au monde ce qu’il voudrait oublier.
Mais à force de dénoncer, il s’essouffle parfois. Sa parole devient litanie, son cri résonne sans écho. Il réclame beaucoup, mais propose peu. Il s’indigne avec raison, mais construit rarement de vision. Pourtant, il n’est pas seulement un accusateur. Il poursuit une mission noble : il ne veut pas cohabiter avec la pauvreté, il veut l’éradiquer. Il ne réclame pas des miettes : il veut renverser la table. Il ne demande pas seulement justice : il rêve de dignité partagée.
Mais tant qu’on ne lui tend pas la main, il reste en colère. Et cette colère, à défaut de déboucher sur une alternative, résonne comme une mise en demeure du monde entier.
Le nostalgique
Il y a aussi celui qui regarde derrière lui, le regard habité par des grandeurs éteintes, comme si l’avenir ne pouvait se concevoir qu’en retrouvant les contours du passé. Chaque geste politique est un écho, chaque déclaration une tentative d’exorciser l’oubli. Il évoque des empires disparus, des souverainetés jadis redoutées, des voix qui faisaient trembler les parlements et plier les cartes.
Il veut une réhabilitation, une reconnaissance de ce qu’il fut. Ce n’est pas le présent qui l’anime, c’est la blessure de ne plus être ce qu’il a été. Sa géopolitique est une élégie, sa stratégie une archéologie. Il fouille les vestiges du monde d’hier pour y chercher une posture dans celui d’aujourd’hui.
Mais à force de chercher des racines, il néglige les bourgeons. Il se bat pour une place dans un théâtre dont la scène a changé, et que le monde, désormais, ne s’écrit plus à l’encre impériale.
Le pragmatique
Et puis, il y a celui que l’on croit effacé, parce qu’il parle bas. Celui qui n’élève jamais la voix, ne frappe jamais du poing sur la table, et semble toujours chercher le mot juste pour ne froisser personne. Il n’a pas d’ennemis, car il ne prend jamais parti. Il cultive l’ambiguïté comme d’autres brandissent des drapeaux. Il veille à ses équilibres avec la méticulosité d’un horloger, calculant les silences comme les concessions.
Il parle une langue feutrée, mi-diplomatie, mi-langue de bois, un idiome fait de circonvolutions alambiquées, où chaque mot est pesé, tamisé, poli jusqu’à l’inoffensif. On l’écoute sans l’entendre, on le respecte sans le suivre. Mais il est là, toujours, comme un repère dans la brume.
Il n’a qu’une boussole : son intérêt. Un intérêt mesuré, stable, parfois discret, mais jamais renié.
Le donneur de leçons
Et il y a celui qui parle au nom des principes, avec cette voix calme et solennelle. Son discours est enveloppé de vertus, ciselé dans la noblesse des idéaux. Il offre des mots comme d’autres tendent des offrandes : avec aplomb, avec courtoisie.
Il se veut la conscience du monde, le miroir des fautes d’autrui, le flambeau dans l’obscurité. Mais il oublie parfois que l’éclat de sa torche dépend de la netteté de sa main. Et cette main, souvent, tremble. Son indignation est sélective, ses principes conditionnels, et ses revirements sont monnaie courante.
Il ne perd pas son influence, mais il perd l’aura. Il continue de parler, bien sûr, mais ceux qui l’écoutent n’entendent plus une voix supérieure, mais une voix parmi d’autres, teintée, marquée, insipide.
Une symphonie dissonante
Ces figures ne sont pas isolées. Elles coexistent, s’imitent, se défient. Elles forment le visage éclaté de notre monde. D’autres profils peuvent s’y ajouter, comme le vassal pliant l’échine au vent dominant, le naufragé accroché à quelques restes d’honneur comme à des planches vermoulues, ou le marchand d’illusions, « capable de vendre un frigo à un Esquimau ».
Le danger n’est pas l’ennemi extérieur. C’est le fardeau empoisonné, ce rôle joué par ceux qui, tout en affirmant leur loyauté à l’ordre mondial, le minent par leurs incohérences assumées. Ce sont les dissonants structurels, ceux qui parlent de justice en frappant, d’unité en divisant, de droit en violant.
Pour une lucidité nouvelle
Il ne s’agit plus de choisir entre cynisme et utopie. Le monde ne se résume ni à la guerre de tous contre tous, ni à la gouvernance par le droit. Mais entre ces extrêmes, il existe une voie : celle d’une lucidité exigeante, d’un regard qui n’excuse plus les postures au nom des intérêts, et ne sacralise plus les institutions au nom des principes.
Repenser les relations internationales, c’est cesser de croire aux masques. C’est comprendre que ce ne sont pas les ennemis déclarés qui affaiblissent l’ordre, mais les amis empoisonnés, les alliés hypocrites, les partenaires à double langage.
L’avenir ne cédera pas aux tambours des bruyants, mais se laissera apprivoiser par ceux qui auront le courage du silence — ce silence rare et précieux, seul capable d’entendre le souffle enfoui d’un monde épuisé d’avoir trop parlé sans s’écouter.
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