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Sans réforme administrative, point de transformation durable.

6 Juillet 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS du 06/07/2025 Publié dans #Articles

Sans réforme administrative, point de transformation durable.

      Par

Jamel

BENJEMIA                               

                

                                                

En Tunisie, chaque nouveau gouvernement promet des réformes en cascade. Mais l’administration, censée les mettre en œuvre, en devient trop souvent le principal obstacle. Trop centralisée, rétive à l’initiative, elle peine à s’adapter aux exigences du temps. Faut-il alors s'attaquer à la mère de toutes les batailles : la réforme de l’appareil administratif ? Cet article propose une radiographie critique de l’administration tunisienne et esquisse cinq chantiers prioritaires pour la remettre au service de l’intérêt général.

Car à terme, toute réforme passe par l’administration. Elle est l’outil  d’exécution, le vecteur d’application, le tissu conjonctif entre la volonté politique et ses effets concrets sur les citoyens. Mais en Tunisie, comme dans bien d’autres pays, ce relais est grippé. On réforme l’éducation, mais les délégations régionales restent prisonnières de routines comptables. On parle de transition énergétique, mais les procédures d’autorisation s’éternisent dans des circuits opaques.

Le paradoxe administratif : entre inertie et centralité

La centralisation excessive a transformé l’administration tunisienne en un enchevêtrement illisible d’agences, de directions, de commissions et d’avis préalables. Tel un millefeuille institutionnel, l’appareil s’est figé dans une verticalité pyramidale, trop rigide pour être efficace. La décision s’éternise, chaque niveau attend l’aval de l’autre. Les rôles s’emmêlent, les rouages se bloquent dans des goulots d’étranglement. Dans ce ballet bureaucratique, le « revenez demain » est devenu une rengaine nationale. La signature promise reste suspendue dans les couloirs de l’indécision, car « le chef est en réunion »… éternellement. Ainsi perdure une gouvernance où l’on consulte plus que l’on agit, où l’on temporise plus qu’on tranche.

À cette complexité organique s’ajoute un cloisonnement professionnel rigide: les corps administratifs fonctionnent comme des fiefs, jaloux de leur périmètre, réticents à coopérer. Fragmentée et divisée, l’administration tunisienne est phagocytée de l’intérieur, notamment par l’UGTT. Ce morcellement freine non seulement les réformes, mais engendre aussi un sentiment de frustration, jusqu’au sein même de ses propres agents.

La conformité au détriment de l’efficacité

Le blocage trouve ses racines dans une culture administrative spécifique, qui privilégie la conformité à la performance. L’essentiel n’est pas de réussir, mais de pouvoir prouver qu’on a bien respecté le protocole. Le fonctionnaire qui suit les règles, même si le projet échoue, est moins exposé que celui qui innove, même en cas de succès.

Cette aversion au risque découle d’un système de responsabilité verticale où chaque échelon cherche à se couvrir, à se défausser. L’absence de reconnaissance fondée sur des objectifs clairs, tant qualitatifs que quantitatifs, étouffe l’audace et bride l’esprit d’initiative. Dans la fonction publique tunisienne, la carrière reste dominée par l’ancienneté, non par la capacité à résoudre les problèmes ou à innover.

Les systèmes d’évaluation, quand ils existent, sont formels, peu connectés aux résultats concrets. L’évaluation individuelle est marginale, rarement articulée à des mécanismes de récompense ou de sanction. Dans ces conditions, pourquoi prendre des risques ? Pourquoi changer ce qui, même inefficace, respecte les règles établies ?

Ce décalage entre moyens engagés et résultats obtenus se retrouve dans les politiques publiques elles-mêmes : abondantes sur le papier, peu suivies d’effet sur le terrain. Les stratégies s’empilent, les plans se succèdent, mais les pratiques restent immuables.

       Vers une réforme de la réforme

La réforme de la gestion publique est un chantier délicat, mais décisif. Il ne s’agit pas de tout démolir pour reconstruire, mais de redonner du sens à un édifice affaibli. Cinq leviers prioritaires peuvent en esquisser l’architecture.

1. Un leadership politique clair et cohérent

Aucune réforme administrative ne peut aboutir sans une volonté politique forte, constante, lisible. Cela suppose une vision adoptée au sommet de l’État, puis relayée sans relâche. En Tunisie, les changements de gouvernement interrompent trop souvent les dynamiques naissantes. Chaque nouveau ministre  croit détenir le secret de la pierre philosophale, défait ce que l’autre a fait et relance une énième réforme. Ainsi s’est enracinée une culture du recommencement, où l’on suspend l’héritage au profit de l’improvisation.

Il est temps d’ancrer les réformes dans la durée, d’assumer les politiques engagées. La réforme administrative doit devenir un projet stratégique de gouvernement, porté transversalement par l’ensemble des ministères, et non plus un simple dossier technique cantonné à la Fonction publique.

2. Clarifier les missions, simplifier les structures

L’administration souffre de missions pléthoriques, mal définies, mal réparties, mal évaluées. Il faut clarifier les périmètres, supprimer les doublons, mutualiser les fonctions support (RH, finances, logistique), et créer des guichets uniques. Ce travail de simplification doit s’accompagner d’une revue rigoureuse des normes et procédures. Il ne faut ni empiler la réforme sur la réforme, ni complexifier sous prétexte de simplifier.

3. Passer d’une logique de contrôle à une culture du résultat

Changer la culture administrative demande du temps, mais surtout des outils. Il faut mettre en place des indicateurs de performance simples et compréhensibles, ancrés dans une logique de responsabilité. Un directeur régional de l’éducation ne doit pas être jugé sur la qualité formelle de ses rapports, mais sur des résultats concrets, tels que le taux de réussite au baccalauréat de sa circonscription. Des régions comme Gafsa, Jendouba ou Kasserine devraient être reconnues par le ministère de l’Éducation nationale comme zones d’éducation prioritaires, au regard de leurs faibles taux de réussite au baccalauréat, qui les placent régulièrement en bas du classement national. Ce pilotage par les résultats suppose une formation continue, un accompagnement managérial, et une refonte des mécanismes d’évaluation. Il ne s’agit pas d’importer mécaniquement les recettes du « new public management », mais d’en adapter les principes utiles à notre contexte.

4. Une numérisation intelligente des services publics

La digitalisation ne peut se limiter à convertir des formulaires papier en formats électroniques. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. La numérisation doit repenser les services autour de l’usager. Trop de plateformes tunisiennes sont peu ergonomiques, mal interconnectées, opaques. L’interopérabilité, la traçabilité, l’unification des bases de données sont cruciales.

Elle doit aussi bénéficier aux agents : outils collaboratifs, simplification des tâches répétitives, accès facilité à l’information. La transformation numérique est autant culturelle que technologique.

5. Redonner confiance aux agents publics

L’administration tunisienne regorge de talents invisibles. Mais l’absence de reconnaissance, la rigidité des carrières et le manque d’écoute freinent l’engagement. Toute réforme durable est d’abord humaine. Il faut investir dans la formation, encourager la mobilité, créer des espaces de parole. Le management intermédiaire, composé des chefs de service, cadres régionaux et encadrants de proximité, doit être revalorisé : ce sont eux les vecteurs concrets de la transformation.

Libérer, restaurer, réhabiliter

Réformer l’administration, c’est rendre possible toutes les réformes sectorielles. En Tunisie, où les attentes sociales sont immenses et les marges budgétaires étroites, l’inefficacité structurelle devient un luxe intenable. L’enjeu n’est pas de faire plus, mais de faire autrement, et surtout de faire mieux. Cela implique de rompre avec une logique bureaucratique sclérosée pour entrer résolument dans une culture de la confiance, du résultat et du service public.

Il n’y aura pas d’État stratège sans administration agile. Il n’y aura pas de transformation sans les femmes et les hommes qui font vivre, au quotidien, les services publics.

Les articles 96 et 97 du Code pénal doivent être revus d’urgence, non pour affaiblir la lutte contre la corruption, mais pour empêcher qu’ils ne servent d’alibi à l’inaction. Aucun fonctionnaire ne devrait pouvoir invoquer la peur judiciaire pour justifier l’immobilisme. Ce brouillard juridique nuit aux citoyens, asphyxie l’initiative et sape les intérêts mêmes de l’État.

Libérer l’initiative, restaurer la confiance, réhabiliter l’action publique : tel est le triptyque d’une réforme administrative véritablement républicaine.

 

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