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Ifriqiya : l’agence de notation attendue des Africains.

4 Mai 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS du 04/05/2025 Publié dans #Articles

Ifriqiya : l’agence  de notation attendue des Africains.

Par

Jamel

BENJEMIA                                
   

Le mot a fusé comme un trait d’esprit, mais il trahit une inquiétude profonde : « Ommek sannafa », a lancé un jour le Président Kaïs Saïed à propos des grandes agences de notation internationales, remettant en cause leur prétendue objectivité. Derrière cette expression populaire — qui évoque une mère experte en préparations culinaires — se cache une critique acérée : ces agences mijotent leurs évaluations à leur sauce, avec des recettes souvent opaques, subjectives et biaisées. Ce trait d’humour, mi-ironie, mi-lucidité, en dit long sur l’exaspération grandissante face à des mécanismes de notation devenus, pour beaucoup de pays africains, autant d’instruments de domination que d’évaluation. Qui note qui, au nom de quoi, et selon quels critères ? Autrefois confinées aux cercles d’experts, ces questions s’invitent aujourd’hui dans les discours des chefs d’État, les analyses d’universitaires, les discussions citoyennes. Et pour cause : alors que l’Afrique revendique le droit de tracer elle-même sa trajectoire économique, la voix qui l’observe, la jauge et l’évalue demeure souvent étrangère, déconnectée, emprisonnée dans des prismes idéologiques ou géostratégiques.
Il est donc urgent non seulement de penser une alternative, mais surtout de la concrétiser. L’appel de l’Observatoire Tunisien de l’Économie (OTE) pour la création d’une agence africaine de notation doit être entendu, soutenu, amplifié.

Elles notent, mais ne comprennent pas

Aujourd’hui, Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch continuent d’imposer leur pouvoir sur la destinée économique des États. Une dégradation de note, et voilà un pays confronté à la hausse des taux, au resserrement de l’accès aux marchés financiers, à la défiance des investisseurs. Officiellement, ces notations reposent sur des critères techniques, rigoureux, transparents.
La réalité est tout autre. Comme le relève l’OTE dans sa note économique N°63 :  « Les notations souveraines entre évaluations injustes et nécessité d’une alternative africaine », publiée en langue arabe le 22 avril 2025,  ces agences ignorent les spécificités africaines, usent de méthodes opaques et interviennent à distance, sans ancrage local (hormis quelques bureaux en Afrique du Sud).
Le résultat ? Des évaluations erratiques, contradictoires, parfois absurdes. Le Kenya, noté à la baisse en juillet 2024, voit sa note rehaussée dès janvier 2025 par Moody’s, sans explication cohérente. Plus troublant : cinq pays africains subissent une dégradation malgré une croissance positive.

De la notation subie à la notation choisie

Il est des silences plus criants que les discours. Celui de l’Afrique, souvent objet d’évaluation plutôt que sujet pensant, illustre cette injustice systémique. Les agences de notation internationales assignent des notes sans comprendre les contextes, sans respirer les dynamiques locales, sans appréhender les réalités multiples.
Cette injustice n’est pas une simple erreur. Elle est structurelle. Les critères d’analyse sont conçus ailleurs, pour d’autres, avec d’autres référentiels. L’Afrique est évaluée selon des grilles qui ne lui correspondent pas. Ses réformes et ses efforts contre la dette sont souvent mal interprétés. Les revirements inexplicables, les jugements abrupts trahissent une vision condescendante, distante.
Créer une agence africaine de notation n’est pas un geste d’orgueil, mais un acte de souveraineté. Il s’agit de doter le continent de ses propres instruments d’analyse, enracinés dans ses réalités. Une agence qui inspire la confiance au lieu de la miner, qui observe de près au lieu de juger de loin, car la santé économique d’un pays ne se lit pas seulement en chiffres, mais dans les espoirs de ses peuples, dans le souffle de son école, dans le tissu de ses solidarités.

Jeux de mots, enjeux de fond

« Standard and Richer » : comme si l’on ne pouvait obtenir une bonne note qu’en appartenant au club des riches. « Tout le monde s’en Fitch » : réflexion désabusée face à des jugements tombés des hauteurs de Wall Street. Ces traits d’esprit, répandus dans les couloirs du pouvoir africain, dissimulent une exaspération bien réelle.
Car derrière ces jeux de mots, il y a des vies, des politiques publiques entravées, des monnaies fragilisées. Une dégradation de note peut provoquer une fuite des capitaux, retarder un projet social, compromettre une réforme. Qui évalue les évaluateurs ? Qui contrôle les méthodes opaques, les conflits d’intérêts ? Quand le Nigeria rejette une note injuste en 2023, quand le Kenya subit des changements sans explication, ce sont les fondements mêmes de la confiance qui vacillent.
Ce n’est donc pas un simple débat technique. C’est une affaire politique, éthique, civilisationnelle. Les agences influencent les choix budgétaires, les réformes économiques, la stratégie d’un État. Elles agissent comme des oracles modernes, souvent sans rendre de comptes. Il faut déconstruire les codes, les langages, les outils, et bâtir des mécanismes d’évaluation véritablement adaptés, justes et transparents.

L’Afrique a la note juste

L’Afrique n’a pas besoin d’une bonne note : elle a la note juste. Celle qui vibre dans ses rythmes, ses luttes, ses créations. Une note qui ne suit pas la partition mondiale, mais invente sa propre musique. Dissonante parfois, mais fidèle à son histoire, à ses peuples, à ses ressources.
Cette justesse ne se mesure pas en « A+, B– ou CCC ». Elle s’exprime dans la résilience des économies informelles, dans la capacité à affronter les crises, à réinventer de la valeur. Dans l’effort de maintenir l’école publique, d’offrir des soins, de préserver une dignité minimale.
Affirmer que l’Afrique a la note juste, c’est réclamer un changement de perspective. C’est apprendre à écouter autrement, à évaluer autrement. C’est faire confiance à un continent qui, loin des clichés, se réinvente chaque jour.

Ifriqiya, la voix d’une Afrique qui s’évalue elle-même

Il est temps que l’Afrique cesse d’être évaluée par d’autres et commence à s’évaluer elle-même. Cette agence africaine de notation, longtemps rêvée, doit désormais prendre forme. Et quoi de plus symbolique que de l’ancrer en Tunisie, au cœur de cette terre millénaire qui fut jadis appelée Ifriqiya, et dont le nom a donné naissance à celui du continent tout entier ?
La Tunisie, par sa position géographique, son héritage intellectuel, son engagement pour la réforme, peut être le berceau légitime d’un tel projet. Elle a les compétences, les institutions, les femmes et les hommes pour porter cette mission avec rigueur et lucidité. Installer l’agence à Tunis, c’est renouer avec une vocation historique : celle d’un carrefour de savoirs et d’échanges, d’une passerelle entre Afrique subsaharienne, Maghreb et Méditerranée.
Ifriqiya ne serait pas un simple label. Ce serait le manifeste d’une Afrique qui ne quémande plus une note, mais affirme sa propre tonalité, souveraine et confiante.
Créer une agence africaine de notation : c’est l’affirmation d’un moment historique, celui où l’Afrique cesse d’attendre qu’on la valide, pour se reconnaître enfin comme légitime, compétente, visionnaire. Le monde change, les équilibres vacillent, et dans cette transition incertaine, le continent a une voix singulière à faire entendre. Ifriqiya peut en être l’écho premier — un appel à bâtir une souveraineté intellectuelle, économique et symbolique. Ce n’est pas une révolte contre l’ordre établi, mais une renaissance assumée : celle d’une Afrique qui s’évalue, s’affirme, et s’élève.
Que le Président Kaïs Saïed, au nom de la Tunisie, porte haut ce projet évoqué lors du 38ᵉ sommet de l’Union Africaine, tenu à Addis-Abeba le 16 février 2025, afin qu’il ne demeure pas un simple vœu pieux. Qu’il rappelle aux nations sœurs qu’en 1958, la Tunisie, jeune et fière, affirmait déjà sa souveraineté en fondant sa propre Banque centrale, rompant avec les anciennes tutelles pour tracer librement ses équilibres. Aujourd’hui encore, dans ce même élan de lucidité et de courage, nous sommes nombreux — économistes, chercheurs, penseurs engagés — prêts à prêter main, tête et cœur à l’édification de cette institution attendue. Car le moment est venu pour que la voix de l’Afrique ne soit plus simplement mesurée — mais pleinement reconnue, ressentie, et, enfin, entendue.

 

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