Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles récents

Le paradoxe américain ou les recettes de Monsieur Purgon.

13 Juillet 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 13/07/2025 Publié dans #Articles

Le paradoxe américain ou les recettes de Monsieur Purgon.

 Par

Jamel

BENJEMIA                               

                

                                                

Il est des nations, comme des hommes, qui préfèrent les fables aux diagnostics, les fictions aux vérités. L’Amérique contemporaine, fière et vaine comme un personnage de Molière, se contemple dans le miroir déformant de ses propres illusions, parée des oripeaux du succès, alors même que son cœur économique bat à contretemps, dans une cadence déréglée. « The One Big Beautiful Bill Act » (« L’OBBB Act »), ultime scène grandiloquente d’un théâtre politique enfiévré, n’est pas une réforme : c’est une révérence, un simulacre d’ordre budgétaire.

Trump, qui revient tel Harpagon en campagne, ressuscite ses lubies fiscales dans un geste pavé de contradictions et de complaisances. Le 1er juillet 2025, le Sénat américain a adopté ce projet de loi monumental sous les airs d’une victoire solennelle. Deux jours plus tard, la Chambre des représentants a confirmé cette décision, avant que Donald Trump ne promulgue officiellement la loi le 4 juillet, jour symbolique de la fête nationale américaine. Mais derrière le rideau rouge et les feux de la rampe, c’est une pièce bien plus tragique qui se joue : celle d’un pays qui, à force de refuser la mesure, défie les lois de l’équilibre budgétaire comme on défierait les lois de la gravité, avec l’inconscience d’un enfant qui marche sur un fil sans filet.

Une ordonnance sans diagnostic

Car tout ici n’est que posture et imposture. « L’OBBB Act », malgré ses prétentions, n’est qu’un prolongement recyclé des baisses d’impôts du premier mandat Trump. Certains y voient une stratégie de croissance, mais il n’est au fond qu’un expédient, un leurre aux effets pervers, un geste politique qui, tout comme les prescriptions de Monsieur Purgon, soigne l’apparence du mal en l’exacerbant, insidieusement, dans le silence des organes. En d’autres termes, les baisses fiscales amplifient les déséquilibres qu’elles prétendent corriger.

Le déficit budgétaire atteint déjà 6,7 % du PIB, un chiffre effarant dans un cycle économique qui n’est pas encore franchement récessif. Et pourtant, loin de tenter un ajustement courageux, l'Amérique creuse le sillon d’une dette publique qui franchira bientôt, sans sursaut ni honte, les 106 % du PIB, seuil déjà atteint jadis, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le pauvre paie, le riche encaisse

Mais que l’on ne s’y trompe pas : le mal n’est pas uniquement arithmétique, il est moral et structurel. En réduisant la fiscalité des plus âgés, en restreignant « Medicaid » tout en octroyant des cadeaux fiscaux éphémères aux salariés sous forme d’exemptions anecdotiques, c’est tout un modèle social qui est dépecé au nom d’une logique de court terme.
Ce sont 12 millions de personnes supplémentaires qui se retrouvent sans assurance, si l’on cumule celles exclues de « Medicaid » et celles affectées par les modifications apportées à « l’Affordable Care Act ».
Et comme si cela ne suffisait pas, une nouvelle trombe protectionniste, à la sauce Trump, s’annonce pour le 1er août 2025: une avalanche de droits de douane sur les importations, portée par un mercantilisme économique en quête de coup d’éclat. Ce ne sont plus seulement des taxes, ce sont des oriflammes de guerre commerciale, brandies comme des étendards électoraux.
Comme dans les comédies de Molière, où l’hypocrisie sociale se drape de vertus cardinales, « l’OBBB Act » feint la discipline alors qu’il organise la gabegie. C’est Tartuffe vêtu du drapeau étoilé, invoquant l’équilibre tout en priant les idoles de la dépense électorale.
Les républicains, sous couvert de réalisme fiscal, serrent la ceinture aux pauvres et délacent celle des nantis. L’économie propre est congédiée, les classes populaires sommées de justifier leur indigence par des heures de travail administrativement tortueuses, tandis que les grandes fortunes fossiles entrent en scène, saluées comme des sauveurs.

L’art de tourner le dos à demain

Et l’on s’étonne, peut-être, de cette vision à si courte vue. Mais c’est qu’il faut comprendre l’Amérique contemporaine comme un malade qui nie ses symptômes, un Diafoirus d’opérette, prescripteur bouffi de saignées et de lavements à un corps social déjà exsangue. La croissance à venir est invoquée comme un deus ex machina. On en attend des miracles fiscaux, une manne céleste qui comblerait les déficits sans réforme, une bénédiction keynésienne sans discipline ni sacrifice.

Ce mirage de croissance est d’autant plus fallacieux qu’il est brandi par ceux-là mêmes qui, hier, méprisaient l’État-providence. Désormais, ce sont les marchés qui doivent sauver l’Amérique, la bourse qui doit soutenir la dette, la consommation, en guise d’anxiolytique collectif, maintenant l’illusion d’une prospérité sous perfusion. Mais à mesure que l’inflation gronde et que les taux d’intérêt s’élèvent, c’est tout le château de cartes qui menace de s’effondrer.

L’Amérique, telle que l’exprime cette loi, souffre d’un vice plus profond : elle a perdu le sens du futur. Elle agit en somnambule, piétinant les lignes rouges de la soutenabilité sans même en prendre conscience. Son programme économique est une suite de gadgets fiscaux, où le crédit d’impôt pour les pourboires côtoie l’abandon de toute stratégie sérieuse de décarbonation. L’épopée technologique, l’intelligence artificielle, ces data centers gloutons en énergie… Tout cela exige une vision énergétique neuve, robuste, inventive. Et pourtant, l’administration américaine mise sur le charbon, le gaz de schiste, le passé comme avenir.

Ce n’est plus l’audace, mais la simplification du monde à coup de slogans, l’effacement de la complexité dans le confort de l’évidence… Voilà ce que produit l’esprit populiste lorsqu’il s’installe dans la durée.

L’austérité en différé

On se souvient des avertissements des grandes banques, des économistes, et des analystes : si les États-Unis poursuivent cette voie pendant dix ans, ils devront ensuite réduire leurs dépenses ou augmenter leurs impôts de 5,5 % du PIB, chaque année. C’est l’austérité grecque mais surdimensionnée, un traitement de choc pour un colosse aux pieds d’argile, qui se croit Hercule mais vacille déjà comme Argan, l’hypocondriaque de légende.

Et comme souvent chez Molière, le théâtre politique devient tragique quand il refuse la vérité. L’Amérique aujourd’hui est ce « Malade Imaginaire » qui convoque des experts à sa cheville pour mieux ignorer la gangrène dans son torse. Les comités parlementaires, les commissions sénatoriales, les économistes de cour, tous répètent les mêmes diagnostics, mais aucun ne parvient à réveiller la bête de son sommeil fiscal.

Et dans les coulisses, les véritables maîtres du jeu attendent. Les marchés obligataires, la finance mondiale, les agences de notation : voilà les spectateurs de demain, ceux dont l’indulgence, déjà, s’effrite. Car si la croissance promise ne vient pas, si les taux s’élèvent encore, si le dollar poursuit sa dépréciation, alors, la pièce tournera au drame. Le rêve fiscal deviendra cauchemar souverain. La dette, aujourd’hui invisible, se matérialisera en contraintes brutales.

Et l’Amérique, comme dans la dernière scène d’un Molière crépusculaire, découvrira que l’illusion ne peut éternellement tenir lieu de politique.

Puissance ou pantomime ?

Il n’est donc pas trop tôt pour relire nos classiques. Car enfin, quelle est cette puissance qui prétend incarner le progrès, tout en refusant les efforts nécessaires à sa pérennité ? Quelle est cette démocratie qui agite la bannière de la liberté tout en se liant aux logiques les plus archaïques de la rente fossile ? L’Amérique trumpiste, avec ses promesses d’aisance sans responsabilité, de gloire sans gravité, ressemble à s’y méprendre à un personnage de Molière : vaniteux, dispendieux, et farouchement attaché à son ignorance.

Et pourtant, c’est peut-être dans la fiction qu’il faut puiser la solution. Non pour s’en évader, mais pour y réfléchir. Car, comme le suggère Cléante dans Tartuffe, l’aveuglement volontaire est le plus grand des travers, ou, selon une sagesse arabe tout aussi acérée, « le dromadaire ne voit pas sa bosse ». C’est bien là le paradoxe américain : un empire lucide sur le monde, mais aveugle sur lui-même.

À force de jouer à la comédie, il se pourrait bien que l’Amérique, un jour, tombe le masque, et ne découvre dans le miroir que le vide laissé par ses propres fables.

Lire la suite

The American Paradox or Monsieur Purgon’s Presprictions

13 Juillet 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 13/07/2025 (traduit) Publié dans #Articles

The American Paradox or Monsieur Purgon’s Presprictions.

By

Jamel

BENJEMIA                               

                                     

                                            

There are nations, as there are men, who prefer fables to diagnoses, fiction to truth. Contemporary America, proud and vain like a character from Molière, gazes into the distorted mirror of its own illusions, adorned with the tawdry regalia of success, even as its economic heart beats out of rhythm, to a broken cadence. « The One Big Beautiful Bill Act »— the OBBB Act — is not a reform, but a curtsy, a theatrical gesture dressed up as fiscal order. The latest grandiloquent scene in a feverish political theatre.

Trump, returning like Harpagon on the campaign trail, resurrects his tax obsessions in a gesture paved with contradictions and indulgence. On July 1st, 2025, the U.S. Senate passed this monumental piece of legislation under the solemn airs of a victorious fanfare. Two days later, the House of Representatives confirmed the decision, and Donald Trump signed the bill into law on July 4th — a day heavy with symbolism in the American calendar. Yet behind the red curtain and beneath the stage lights, a far graver play is being performed: the tragedy of a nation which, having renounced moderation, defies the laws of fiscal gravity with the heedlessness of a child walking a tightrope with no safety net.

A Prescription Without Diagnosis

Everything here is posture and imposture. Despite its lofty pretensions, the OBBB Act is little more than a repackaged sequel to the tax cuts of Trump’s first term. Some see in it a strategy for growth, but in truth it is an expedient, a political sleight of hand whose perverse effects are as insidious as Monsieur Purgon’s prescriptions — soothing the symptoms while worsening the disease in the silence of the organs. In other words, the very tax reductions meant to cure the imbalance merely deepen it.

The budget deficit already stands at a staggering 6.7% of GDP — an alarming figure for an economy not yet fully in recession. And still, rather than pursue the difficult path of adjustment, America deepens the furrow of a public debt that will soon, without shame or alarm, surpass 106% of GDP — a threshold reached only during the Second World War.

The Poor Pay, the Rich Collect

Let us not be deceived: the illness is not merely arithmetic — it is moral and structural. By reducing the tax burden on the elderly, gutting Medicaid, and offering fleeting tax « bouses » to workers in the form of trivial exemptions, a whole social model is being dismembered in the name of short-termism.

Twelve million Americans stand to lose health coverage, when combining those excluded from Medicaid with those affected by modifications to the Affordable Care Act. And as if this weren’t enough, a new protectionist deluge looms on the horizon. Starting August 1st, 2025, a fresh avalanche of tariffs will descend on imports — a mercantilist flourish in search of spectacle. These are no longer mere taxes, but commercial war banners, brandished as electoral totems.

As in Molière’s comedies, where social hypocrisy dresses itself in cardinal virtues, the OBBB Act simulates discipline while institutionalizing waste. It is Tartuffe cloaked in the Stars and Stripes, invoking fiscal balance while worshipping the idols of electoral largesse. Under the guise of budgetary realism, Republicans tighten the belt on the poor while loosening it for the rich. Clean energy is dismissed, the working class subjected to bureaucratic gymnastics to prove their poverty, and fossil wealth steps forth as a savior, greeted with applause.

The Art of Turning One’s Back on the Future

One might wonder at such short-sightedness. But one must understand contemporary America as a patient in denial — a comic-opera Diafoirus prescribing bleedings and enemas to a body already drained. Future growth is summoned like a deus ex machina. Miracles are expected: a fiscal manna that will erase deficits without reform, a Keynesian blessing without discipline or sacrifice.

This growth mirage is all the more deceitful because it is held aloft by the very people who yesterday scorned the welfare state. Today, it is the markets that must save America, the stock exchange that must sustain the debt, consumption that must serve as collective anaesthetic — keeping alive the illusion of prosperity under artificial respiration. But as inflation rumbles and interest rates rise, the entire house of cards trembles.

America, as embodied in this law, suffers from a deeper vice: it has lost its sense of the future. It acts like a sleepwalker, trampling the red lines of sustainability without even realising it. Its economic program is a succession of fiscal gadgets — from tip tax credits to the wholesale abandonment of any serious decarbonisation strategy. Technological ambition, artificial intelligence, those voracious data centers — all cry out for a new, robust, inventive energy vision. And yet, the American administration doubles down on coal, fracked gas, the past as prologue.

This is no longer boldness, but the reduction of complexity to slogans. The populist mind, when allowed to govern for too long, simplifies the world until it disappears.

Deferred Austerity

Economists, bankers, analysts have issued their warnings: if the U.S. continues on this path for a decade, it will have to either cut spending or raise taxes by 5.5% of GDP annually. This is Greek-style austerity on a gargantuan scale — a shock therapy for a colossus with feet of clay, one who believes himself Hercules but already sways like Argan, the legendary hypochondriac.

As so often in Molière, tragedy creeps in when the theatre refuses truth. America today is that Imaginary Invalid who summons experts to examine his ankle, while gangrene spreads in his chest. The parliamentary committees, the Senate commissions, the court economists — all repeat the same diagnoses. None can wake the beast from its fiscal slumber.

Behind the scenes, the real audience waits: bond markets, global finance, credit rating agencies. These are tomorrow’s spectators, and already their indulgence is wearing thin. If the promised growth fails to materialise, if interest rates climb further, if the dollar continues to falter, then the play will turn to tragedy. The fiscal dream will become a sovereign nightmare. The debt, now ethereal, will become ironclad.

And America — like in the final act of a twilight Molière — will learn that illusion cannot forever stand in for policy.

Power or pantomime ?

It is not too soon to revisit the classics. For what is this power that claims to embody progress, while rejecting the efforts required to sustain it? What is this democracy that waves the banner of liberty while tying itself to the most archaic logic of fossil rent? Trumpist America, with its promises of comfort without responsibility, of greatness without gravity, is uncannily close to a character from Molière: vain, spendthrift, and fiercely attached to its ignorance.

And yet, perhaps fiction holds the cure — not to escape it, but to reflect through it. As Cléante reminds us in Tartuffe, wilful blindness is the gravest of faults. Or, as an Arab proverb puts it, « the camel sees not its own hump. » Such is the American paradox: an empire lucid about the world, yet blind to itself.

In playing comedy too long, America may one day remove the mask — and find, in the mirror, only the hollow echo of its own fables.

 

Lire la suite

Sans réforme administrative, point de transformation durable.

6 Juillet 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS du 06/07/2025 Publié dans #Articles

Sans réforme administrative, point de transformation durable.

      Par

Jamel

BENJEMIA                               

                

                                                

En Tunisie, chaque nouveau gouvernement promet des réformes en cascade. Mais l’administration, censée les mettre en œuvre, en devient trop souvent le principal obstacle. Trop centralisée, rétive à l’initiative, elle peine à s’adapter aux exigences du temps. Faut-il alors s'attaquer à la mère de toutes les batailles : la réforme de l’appareil administratif ? Cet article propose une radiographie critique de l’administration tunisienne et esquisse cinq chantiers prioritaires pour la remettre au service de l’intérêt général.

Car à terme, toute réforme passe par l’administration. Elle est l’outil  d’exécution, le vecteur d’application, le tissu conjonctif entre la volonté politique et ses effets concrets sur les citoyens. Mais en Tunisie, comme dans bien d’autres pays, ce relais est grippé. On réforme l’éducation, mais les délégations régionales restent prisonnières de routines comptables. On parle de transition énergétique, mais les procédures d’autorisation s’éternisent dans des circuits opaques.

Le paradoxe administratif : entre inertie et centralité

La centralisation excessive a transformé l’administration tunisienne en un enchevêtrement illisible d’agences, de directions, de commissions et d’avis préalables. Tel un millefeuille institutionnel, l’appareil s’est figé dans une verticalité pyramidale, trop rigide pour être efficace. La décision s’éternise, chaque niveau attend l’aval de l’autre. Les rôles s’emmêlent, les rouages se bloquent dans des goulots d’étranglement. Dans ce ballet bureaucratique, le « revenez demain » est devenu une rengaine nationale. La signature promise reste suspendue dans les couloirs de l’indécision, car « le chef est en réunion »… éternellement. Ainsi perdure une gouvernance où l’on consulte plus que l’on agit, où l’on temporise plus qu’on tranche.

À cette complexité organique s’ajoute un cloisonnement professionnel rigide: les corps administratifs fonctionnent comme des fiefs, jaloux de leur périmètre, réticents à coopérer. Fragmentée et divisée, l’administration tunisienne est phagocytée de l’intérieur, notamment par l’UGTT. Ce morcellement freine non seulement les réformes, mais engendre aussi un sentiment de frustration, jusqu’au sein même de ses propres agents.

La conformité au détriment de l’efficacité

Le blocage trouve ses racines dans une culture administrative spécifique, qui privilégie la conformité à la performance. L’essentiel n’est pas de réussir, mais de pouvoir prouver qu’on a bien respecté le protocole. Le fonctionnaire qui suit les règles, même si le projet échoue, est moins exposé que celui qui innove, même en cas de succès.

Cette aversion au risque découle d’un système de responsabilité verticale où chaque échelon cherche à se couvrir, à se défausser. L’absence de reconnaissance fondée sur des objectifs clairs, tant qualitatifs que quantitatifs, étouffe l’audace et bride l’esprit d’initiative. Dans la fonction publique tunisienne, la carrière reste dominée par l’ancienneté, non par la capacité à résoudre les problèmes ou à innover.

Les systèmes d’évaluation, quand ils existent, sont formels, peu connectés aux résultats concrets. L’évaluation individuelle est marginale, rarement articulée à des mécanismes de récompense ou de sanction. Dans ces conditions, pourquoi prendre des risques ? Pourquoi changer ce qui, même inefficace, respecte les règles établies ?

Ce décalage entre moyens engagés et résultats obtenus se retrouve dans les politiques publiques elles-mêmes : abondantes sur le papier, peu suivies d’effet sur le terrain. Les stratégies s’empilent, les plans se succèdent, mais les pratiques restent immuables.

       Vers une réforme de la réforme

La réforme de la gestion publique est un chantier délicat, mais décisif. Il ne s’agit pas de tout démolir pour reconstruire, mais de redonner du sens à un édifice affaibli. Cinq leviers prioritaires peuvent en esquisser l’architecture.

1. Un leadership politique clair et cohérent

Aucune réforme administrative ne peut aboutir sans une volonté politique forte, constante, lisible. Cela suppose une vision adoptée au sommet de l’État, puis relayée sans relâche. En Tunisie, les changements de gouvernement interrompent trop souvent les dynamiques naissantes. Chaque nouveau ministre  croit détenir le secret de la pierre philosophale, défait ce que l’autre a fait et relance une énième réforme. Ainsi s’est enracinée une culture du recommencement, où l’on suspend l’héritage au profit de l’improvisation.

Il est temps d’ancrer les réformes dans la durée, d’assumer les politiques engagées. La réforme administrative doit devenir un projet stratégique de gouvernement, porté transversalement par l’ensemble des ministères, et non plus un simple dossier technique cantonné à la Fonction publique.

2. Clarifier les missions, simplifier les structures

L’administration souffre de missions pléthoriques, mal définies, mal réparties, mal évaluées. Il faut clarifier les périmètres, supprimer les doublons, mutualiser les fonctions support (RH, finances, logistique), et créer des guichets uniques. Ce travail de simplification doit s’accompagner d’une revue rigoureuse des normes et procédures. Il ne faut ni empiler la réforme sur la réforme, ni complexifier sous prétexte de simplifier.

3. Passer d’une logique de contrôle à une culture du résultat

Changer la culture administrative demande du temps, mais surtout des outils. Il faut mettre en place des indicateurs de performance simples et compréhensibles, ancrés dans une logique de responsabilité. Un directeur régional de l’éducation ne doit pas être jugé sur la qualité formelle de ses rapports, mais sur des résultats concrets, tels que le taux de réussite au baccalauréat de sa circonscription. Des régions comme Gafsa, Jendouba ou Kasserine devraient être reconnues par le ministère de l’Éducation nationale comme zones d’éducation prioritaires, au regard de leurs faibles taux de réussite au baccalauréat, qui les placent régulièrement en bas du classement national. Ce pilotage par les résultats suppose une formation continue, un accompagnement managérial, et une refonte des mécanismes d’évaluation. Il ne s’agit pas d’importer mécaniquement les recettes du « new public management », mais d’en adapter les principes utiles à notre contexte.

4. Une numérisation intelligente des services publics

La digitalisation ne peut se limiter à convertir des formulaires papier en formats électroniques. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. La numérisation doit repenser les services autour de l’usager. Trop de plateformes tunisiennes sont peu ergonomiques, mal interconnectées, opaques. L’interopérabilité, la traçabilité, l’unification des bases de données sont cruciales.

Elle doit aussi bénéficier aux agents : outils collaboratifs, simplification des tâches répétitives, accès facilité à l’information. La transformation numérique est autant culturelle que technologique.

5. Redonner confiance aux agents publics

L’administration tunisienne regorge de talents invisibles. Mais l’absence de reconnaissance, la rigidité des carrières et le manque d’écoute freinent l’engagement. Toute réforme durable est d’abord humaine. Il faut investir dans la formation, encourager la mobilité, créer des espaces de parole. Le management intermédiaire, composé des chefs de service, cadres régionaux et encadrants de proximité, doit être revalorisé : ce sont eux les vecteurs concrets de la transformation.

Libérer, restaurer, réhabiliter

Réformer l’administration, c’est rendre possible toutes les réformes sectorielles. En Tunisie, où les attentes sociales sont immenses et les marges budgétaires étroites, l’inefficacité structurelle devient un luxe intenable. L’enjeu n’est pas de faire plus, mais de faire autrement, et surtout de faire mieux. Cela implique de rompre avec une logique bureaucratique sclérosée pour entrer résolument dans une culture de la confiance, du résultat et du service public.

Il n’y aura pas d’État stratège sans administration agile. Il n’y aura pas de transformation sans les femmes et les hommes qui font vivre, au quotidien, les services publics.

Les articles 96 et 97 du Code pénal doivent être revus d’urgence, non pour affaiblir la lutte contre la corruption, mais pour empêcher qu’ils ne servent d’alibi à l’inaction. Aucun fonctionnaire ne devrait pouvoir invoquer la peur judiciaire pour justifier l’immobilisme. Ce brouillard juridique nuit aux citoyens, asphyxie l’initiative et sape les intérêts mêmes de l’État.

Libérer l’initiative, restaurer la confiance, réhabiliter l’action publique : tel est le triptyque d’une réforme administrative véritablement républicaine.

 

Lire la suite

G7 et MAGA : deux cosmogonies irréconciliables du monde.

29 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS du 29/06/2025 Publié dans #Articles

G7 et MAGA : deux cosmogonies irréconciliables du monde.

 Par

Jamel

BENJEMIA                               

                                         

Il fut un temps où l’on croyait encore possible que l’ordre pût précéder la puissance, que les nations, dans le sillage des cataclysmes, sauraient s’unir pour coordonner la marche du monde. Ce temps portait un nom : le G7. Fondé en 1975 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt comme un cercle réunissant six pays, auquel le Canada vint s’ajouter en 1976, le G7 naquit pour conjurer les désordres du pétrole, du dollar et du doute. Il visait aussi, en filigrane, à contenir l’influence croissante du monde arabe, soudé pour la première fois par une solidarité politico-énergétique manifeste lors de la guerre d’octobre 1973.

La même année 1973 marqua aussi la naissance de la Commission Trilatérale, conçue par Zbigniew Brzezinski et financée par David Rockefeller, un « Think Tank » transcontinental destiné à façonner les grandes lignes d’un nouvel ordre mondial. Dans un article publié dans le journal  Les Annonces du 22 janvier 1985, je l’ai qualifiée de « mystérieux gouvernement mondial », tant sa discrétion contrastait avec son ambition.

Tandis que la Trilatérale murmurait à huis clos l’aube d’une gouvernance globale, le G7, lui, débattait à visage découvert, tranchait les grandes orientations, et parlait encore la langue d’une souveraineté assumée.

Mais cette souveraineté a été minée. Le G7, aujourd’hui, n’est plus un directoire, mais un conclave sans effet. Il ne gouverne plus, il récite les dogmes d’un monde révolu, où la règle faisait loi et la parole engageait. Plus aucune fumée blanche ne s’élève de cette chapelle. Plus d’esprit, plus de souffle. Juste un encens fossilisé dans l’air moisi des certitudes anciennes. Pierre Haski le qualifie de « coquille vide ». C’est peut-être pire : un corbillard au ralenti, rampant dans la brume de l’oubli, où les puissances se réunissent par habitude, sans que rien ne les fédère vraiment, au plus un certain décorum, figé comme un rituel sans dessein.

Pendant ce temps, MAGA, le rejeton de la matrice trumpiste gronde. « Make America Great Again (MAGA) »  est un rejet viscéral de tout ce que représente le G7 : le multilatéralisme, la retenue, la nuance, le compromis. Là où le G7 incarne la stabilité par les règles, le modèle MAGA impose la domination par l’instinct. L’un parle ; l’autre force. L’un chuchote ; l’autre hurle.

Deux visions, deux langages

Ils se retrouvent parfois aux mêmes sommets, alignés pour les mêmes photos comme les soldats-tigre de la dynastie Qing, mais ils ne parlent déjà plus la même langue. D’un côté, le G7 : une diplomatie codifiée, pesée au milligramme, imprégnée d’un héritage westphalien où la légitimité procède de la continuité, du droit, et du consentement. De l’autre, le MAGA : une politique étrangère désinhibée, fondée sur la puissance immédiate, sur le bras tendu plutôt que la main tendue. Non une divergence de moyens, mais un gouffre ontologique.

Le G7 continue de croire que la parole tisse le monde, que la stabilité se forge dans l’équilibre et la coopération. C’est une diplomatie de la retenue, presque du murmure, s’accrochant à l’idée qu’un dîner peut désamorcer une guerre.

MAGA, lui, ne croit pas à l’équilibre, mais au rapport de force. Il ne s’adresse pas à ses alliés, mais à ses foules. Sa politique étrangère n’est pas une doctrine, c’est une liturgie. Il ne cherche pas la stabilité, mais la suprématie.

Derrière cette opposition de styles se cachent deux visions du monde irréconciliables. Le G7 envisage la scène internationale comme un théâtre où chacun a un rôle à jouer, dans le respect des règles établies. MAGA, lui, ne reconnaît ni scène, ni script, seulement une arène, où celui qui frappe le plus fort écrit les règles. L’un croit en l’ordre hérité ; l’autre, dans la force brute du fait accompli. Dans ce monde chamboulé, le multilatéralisme fut un temps une digue. Branlante, imparfaite, mais elle tenait. Elle contenait les passions, tenait les faucons en laisse, suspendait les crises. Aujourd’hui, cette digue a cédé. Le nouveau monde ne s’annonce pas, il éclate. Et ce qui se répand n’est pas une marée, mais un tsunami de débris issus d’un ordre rejeté.

L’ordre déclassé

L’ordre du monde ne s’effondre pas dans le silence, mais dans le fracas des conflits superposés. Ce qui vacille, ce n’est plus seulement une architecture diplomatique, mais l’idée même qu’un équilibre soit encore pensable. Loin des salons feutrés du G7, un choc frontal a récemment opposé l’Iran à Israël, non une simple escarmouche, mais une secousse tectonique, révélant la faillite de l’ordre ancien et l’impuissance de ses gardiens.

L’Iran n’a pas plié. Israël, en revanche, sort secoué, son « Dôme de fer » percé par des salves balistiques qu’il n’a pas su intercepter. Le mythe technologique s’est fendu comme une amphore antique sous les coups du réel.

Le G7, englué dans ses valeurs fanées, continue d’agir comme si la gouvernance mondiale avait conservé une once de crédit. Mais ce monde s’est brisé. Il a vacillé en Irak, puis s’est effondré sous les gravats de Gaza.

L’ONU est réduite au silence, le droit humanitaire foulé aux pieds, les discours moralisateurs révélés pour ce qu’ils sont : des postures creuses masquant des intérêts stratégiques. L’ère du double langage triomphe.

Ainsi, quand le G7 parle de « frappe défensive » pour maquiller une agression, il ne s’agit plus d’euphémisme : c’est une contorsion linguistique qui ferait rougir le droit international lui-même. L’AIEA, garante du régime de non-prolifération, s’est-elle aussi montrée étrangement silencieuse face aux frappes américaines visant des sites iraniens sous sa supervision, préférant dénoncer l’Iran pour quelques kilogrammes d’uranium déplacés. Le cynisme devient méthode. La mauvaise foi, doctrine. L’impunité, système.

On peut tromper les peuples un temps. On peut feindre l’aveuglement. Mais il y a des seuils au-delà desquels le ridicule devient fatal.

Le déluge n’est plus une menace. Il est là. Ce n’est plus la crise du multilatéralisme. C’est son enterrement progressif.

Épitaphe ou recommencement ?

Il n’existe pas de monde sans langage commun, seulement un monde de cris. Et c’est peut-être là que se trace la véritable ligne de fracture entre le G7 et l’élan MAGA : l’un croit encore aux mots, l’autre aux dynamiques du pouvoir. Mais que peuvent les mots quand les murs se fissurent, quand les symboles se creusent, quand les alliances s’atrophient dans l’indifférence stratégique ?

Le G7 n’est pas seulement dépassé, il est déconnecté. Il parle de contrôle, alors que le monde est entré dans l’ère de la saturation. Il promet la stabilité, alors que la géopolitique est devenue frénétique, fébrile, fondamentalement volcanique. Il raisonne en intérêts croisés, quand d’autres avancent par instincts divergents.

Et pourtant, il ne disparaît pas. Parce qu’il subsiste un souvenir tenace, celui d’un monde où le pouvoir devait se légitimer par le droit. D’un équilibre, si fragile soit-il, mais encore pensable. Ce vestige est désormais porté comme un cadavre diplomatique en procession funèbre par les derniers survivants d’un ordre déchu. De son côté, MAGA ne pleure rien : il célèbre.

Mais dans ce duel déséquilibré, une autre figure reste floue : celle de l’Europe. Trop douce pour dominer, trop divisée pour unir, trop lucide pour croire encore au vieux monde. Elle oscille, tergiverse, tend l’oreille, cherchant une voix dans la cacophonie ambiante. Peut-être est-ce à elle que revient le dernier mot, non pour prolonger les rites du G7, ni pour singer les réflexes de MAGA,  mais pour proposer une autre narration, fondée non sur la nostalgie d’un ordre disparu, ni sur la brutalité d’un ordre imposé, mais sur la réinvention patiente d’un monde viable et vivable.

Ce serait là un pari immense. Il ne s’agit plus de préserver un équilibre : il faut en inventer un autre. Non par diplomatie, mais par audace. Non dans la peur du chaos, mais dans l’ébauche lucide d’un monde au service de l’humain. Mais encore faut-il le vouloir.

L’histoire n’attend pas. Elle déferle, ou s’infiltre, mais jamais, elle ne recule.

 

Lire la suite

L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

8 Juin 2025 , Rédigé par Jamel BENJEMIA / Journal LE TEMPS 08/06/2025 Publié dans #Articles

L’éditorial ou l’élégance du verbe en péril. 

              Par

Jamel

BENJEMIA                               

                
  

   

                     

Il fut un temps, pas si lointain, où l’éditorial incarnait le sommet de la presse écrite. À travers lui, une rédaction exprimait non seulement une opinion, mais une vision du monde, tissée de mémoire, d’intuition, d’analyse et de souffle. L’éditorial, au-delà d’un genre, était un art : un exercice de style autant qu’un acte de pensée. Il s’y disait le présent, avec cette gravité tranquille et ce sens du phrasé qui font que certaines expressions traversent les décennies comme des balises dans la brume.

Cet art, mon père le vénérait. Il ne jurait que par trois plumes, trois consciences, trois voix, trois mondes. Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, maître du verbe et de la nuance. Bruno Frappat, longtemps plume du journal La Croix mais surtout grand nom du journal Le Monde, où il fut à la fois journaliste, éditorialiste et directeur. Et enfin Mohamed Hassanein Heikal, l’incontournable rédacteur en chef égyptien du journal Al Ahram (les Pyramides), conseiller de Nasser, dont la profondeur d’analyse et l’élégance d’écriture faisaient autorité dans toute la presse arabe. À ses yeux, il n’existait pas d’équivalents. Ces noms constituaient son panthéon personnel, et leur lecture était pour lui un rendez-vous sacré avec l’intelligence.

L'effondrement du style

Il serait sans doute atterré aujourd’hui, face à ce naufrage discret du style éditorial. Non pas que l’opinion ait disparu, elle est partout, trop peut-être, mais une opinion sans forme, sans verbe, sans cadence. Le style télégraphique, cette écriture hachée, condensée à l’extrême, dénuée de souffle et d’images, semble avoir envahi les colonnes autrefois réservées aux plumes chevronnées. On ne prend plus le temps d’installer une idée, de laisser respirer une phrase, de suspendre le lecteur dans un équilibre fragile entre l’intuition et l’argument. L’éditorial devient alors une suite de slogans, un enchaînement d’injonctions, où l’ellipse remplace la nuance et où la clarté vire à la brutalité.

Or, pour mon père, et pour une tradition aujourd’hui menacée, un bon éditorial commençait toujours par une introduction ciselée, souvent tissée d’une métaphore évocatrice. Le monde y entrait par une image, un détail, une anecdote qui ouvrait l’espace mental du lecteur. Puis venait le développement, rigoureux, structuré, mais jamais sec ; une pensée construite comme un édifice, où chaque paragraphe appelait le suivant, comme une marche appelle l’ascension. Enfin, la chute, cette signature ultime, n’était jamais un simple résumé, mais un écho : un dernier regard qui rehaussait le propos. Elle pouvait être une pirouette ironique, une prophétie inquiète ou, parfois, un silence suspendu, laissant le lecteur en apnée.

Ce n’était pas seulement une méthode : c’était une esthétique. Et cette esthétique-là, il la retrouvait dans les colonnes du journal La Presse tunisien, à travers les magnifiques rubriques « Ici-bas » et « Point de mire », signées par Abdelhamid Gmati, plus connu sous le pseudonyme de Miduni. Une plume rare, méditative, posée, empreinte de cette mélancolie active qui savait mêler la douleur du monde à la douceur des mots. Il aimait lire aussi la Revue Dialogue, d’Omar S’habou, où la pensée prenait le temps de se déployer, dans une Tunisie tiraillée entre modernité et mémoire. Et que dire de la rubrique « Ce que je crois » de Béchir Ben Yahmed dans Jeune Afrique, ce magazine-passeur entre les deux rives, ce phare dans la confusion des temps postcoloniaux ? Ben Yahmed écrivait comme on trace une ligne d’horizon : pour ouvrir, pour situer, pour espérer.

Écrire pour éclairer, non pour asséner

Toutes ces voix obéissaient à une règle tacite : écrire pour éclairer, non pour occuper. Écrire pour accompagner le lecteur, non pour le devancer ou le heurter. Écrire pour rendre le monde lisible, sans le simplifier à outrance. Aujourd’hui, cet art cède sous les coups de boutoir de la précipitation numérique. L’éditorial devient « tweetable ». On sacrifie la rythmique du verbe à la vitesse de diffusion, la complexité des idées à leur viralité.

Certes, tout n’est pas perdu. Il reste, ici ou là, quelques plumes discrètes, tenaces, qui perpétuent une certaine idée de la parole éditoriale. Exigeantes et sobres, elles restituent quelque chose de cette dignité intellectuelle que d’autres ont troquée contre le sensationnel ou le convenu. À leur manière, elles s’inscrivent dans cette filiation d’écrivains-journalistes que Jean Daniel savait déceler d’un œil sûr, d’un mot juste. Ce rare talent de dire l’essentiel avec finesse, de ciseler le verbe avec délicatesse, mérite aujourd’hui d’être défendu.

La dictature de l’instant

Ce déclin journalistique n’est pas seulement stylistique : il révèle une crise plus profonde. Car derrière le recul du style se cache une crise du temps, le temps de lire, mais surtout celui de penser. Le journalisme d’opinion s’est aligné sur les cadences industrielles de l’information : produire vite, consommer vite, oublier plus vite encore.

Dans ce flux permanent, l’éditorial n’est plus le socle d’une ligne éditoriale, mais une pièce interchangeable dans la machine médiatique.

Pourtant, dans une époque saturée d’informations et appauvrie en sens, nous avons besoin de mots qui durent, d’analyses qui relèvent, de phrases qui nous réveillent autrement que par le choc. Nous avons besoin d’une presse qui éveille les consciences, pas qui les assomme. Un style qui respire, qui accueille la lenteur, qui assume la longueur, et croit encore à l’intelligence du lecteur.

Mon professeur de français, Madame Bortoli, mettait en garde contre un style qui tournoyait davantage qu’il n’éclairait. Selon elle, les envolées lyriques et les circonvolutions emphatiques devaient être maniées avec retenue, comme des épices rares, à ne pas disperser à pleines poignées.

Réhabiliter l’éditorial

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer nostalgique pour un âge d’or révolu. Les grands éditoriaux du passé ne sont pas des moules à reproduire, mais des arches fondatrices pour bâtir un style moderne, à l’abri du fade comme du tapageur.

Il ne s’agit pas de ressusciter le style des années 1970, mais de renouer avec une éthique du langage, celle qui sait qu’une idée réclame une chair vivante, qu’une conviction dépourvue de style devient une injonction sèche, et qu’un journal privé d’éditorial n’est rien d’autre qu’un puzzle éclaté d’événements sans âme.

Alors, peut-être est-il temps de réhabiliter l’éditorial comme un lieu de résistance, une citadelle du verbe au cœur de la cacophonie ambiante. Il nous revient de transmettre cet art : former de nouveaux éditorialistes, non seulement à l’opinion, mais à la rigueur du mot, à la danse du sens, à l’architecture de la phrase, à la métaphore juste. Il n’est pas trop tard pour croire qu’un journal peut encore vibrer par la beauté d’un texte d’ouverture, par cette première page qui, chaque matin, ne donne pas seulement une direction, mais une respiration.

C’est cela, que mon père avait compris. Une exigence littéraire au service d’un engagement. Une voix qui, par-delà les siècles, nous dit encore : le monde vaut la peine d’être dit, mais à condition de bien le dire.

Le président Kaïs Saïed le dit avec constance, d’une voix grave, sans emphase : la presse a besoin de plumes, de vraies plumes, pas de comptables funèbres, penchés sur des bilans comme à une cérémonie funéraire. La presse est souffle, présence, fil ténu entre hier et demain. On ne liquide pas un héritage sans perte : un pays qui laisse mourir sa presse laisse s’éteindre une part de sa conscience. Et la conscience, comme l’élégance du verbe, ne se remplace pas. Elle se cultive, patiemment.

Lire la suite
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 > >>